Issu de la communauté juive de l’île de Djerba, René Trabelsi, récemment nommé ministre du tourisme, affirme « servir » son pays en dépit des controverses sur ses liens avec la France et des accusations de « sionisme ».
Ses collaborateurs lui donnent du « Saidi al Wazir » déférent (« Monsieur le ministre ») en introduisant le visiteur dans son vaste bureau baigné de la lumière de Tunis. René Trabelsi, 56 ans, rondeur conviviale, est un ministre atypique.
Sa confession juive a été abondamment commentée, entre louanges et polémiques, lors de sa nomination, le 5 novembre à la tête du ministère du tourisme. La Tunisie n’avait pas connu la présence de ministre juif en son gouvernement depuis… 1957. Et elle s’illustre aujourd’hui comme le seul pays arabe à en compter.
René Trabelsi est calé dans un fauteuil qu’effleure le drapeau tunisien, couleurs rouge et blanche frappées du croissant et de l’étoile. Dans son dos, des beaux livres sur Carthage émergent d’une bibliothèque. De la fenêtre, on aperçoit le rond-point embouteillé ouvrant sur la route de la Goulette, ruban de bitume glissant à fleur d’eau. En son nouvel état-major, M. Trabelsi cherche encore ses marques, lui qui ignore tout de l’administration.
Souffrances enfouies
Ce fils de l’île de Djerba (Sud-Est), où se concentre l’essentiel de la petite communauté juive demeurant en Tunisie – soit 1 500 personnes après en avoir compté plus de 100 000 – n’avait assurément jamais imaginé qu’on le solliciterait un jour pour un portefeuille au cœur de l’Etat tunisien. Trop de malaises, de souffrances enfouies, de fractures intimes, où la géopolitique du Levant (Israël-Palestine) est venue ajouter ses douleurs à celles de l’histoire longue de l’Afrique du Nord – le statut des Séfarades en terre d’islam. La singulière Tunisie tente pourtant aujourd’hui de déplacer les lignes.
L’affaire n’en reste pas moins sensible. Le nouveau ministre n’a pas tardé à en prendre toute la mesure. Le chef du gouvernement, Youssef Chahed, avait à peine annoncé son remaniement ministériel, touchant notamment le tourisme, que déjà les flèches étaient décochées contre René Trabelsi.
Au mieux, ses critiques lui reprochaient de n’être pas diplômé – il n’a que le bac en poche –, de s’exposer au conflit d’intérêts – il est patron de deux sociétés de tour-opérateur – et de posséder la double nationalité (tunisienne et française). Au pire, ses détracteurs le taxaient de « sionisme ». Dans un pays où la cause palestinienne bénéficie d’un puissant courant de sympathie, la mise en cause n’est pas anodine.
René Trabelsi a dû encaisser le coup. « Etre un ministre de confession juive, c’est déjà lourd, grince-t-il. M’accuser en plus de sionisme, c’est me mettre en danger, c’est appeler à la violence. Cela révèle malheureusement l’antisémitisme chez certains. » Sa réponse est claire : « Ma position sur Israël-Palestine est celle de mon gouvernement. » Il affecte toutefois de ne pas trop s’offusquer de ce procès en loyauté. Ce qui lui importe, c’est la réaction du public tunisien lui-même qu’il juge encourageante. « En fait, les Tunisiens sont très fiers de leurs juifs, dit-il.Quand je marche dans la rue, les gens m’interpellent amicalement et viennent me saluer. La position de mes accusateurs est très minoritaire. »
1985, une année « très difficile, très tendue »
Pour le reste, M. Trabelsi admet qu’il détient en effet la double nationalité, tunisienne et française, ce qui n’est apparemment pas un cas isolé dans le gouvernement. « Oui, je vis depuis trente ans en France, reconnaît-il. Mes enfants y sont scolarisés. » Tour-opérateur à succès – il dit avoir démissionné de ses responsabilités depuis son entrée au gouvernement –, il a multiplié les va-et-vient entre les deux pays, notamment lors du fameux pèlerinage à la synagogue de la Ghriba à Djerba qui draine des milliers de juifs de la diaspora.
Toutes ces années en France, affirme-t-il, n’ont toutefois que superficiellement affecté ses racines tunisiennes. Il s’exprime couramment en dialecte tunisien et s’efforce de parler l’arabe standard (fusha) dans ses interventions officielles, comme à l’occasion de la récente présentation du budget de son ministère devant le Parlement. Lors de ses études au lycée de Djerba, il avait dû s’inscrire dans la filière « lettres », un peu forcé : « La section mathématiques avait ses cours samedi mais pour nous, c’était shabbat. »
Son départ pour la France en 1985 avait été un crève-cœur. « C’était une période très difficile, très tendue », se souvient-il. Cette année-là, un policier tunisien avait vidé son chargeur à Djerba sur un groupe de juifs, en tuant quatre. « Parmi eux figurait mon neveu de 5 ans », précise M. Trabelsi. L’attaque était survenue quelques jours après le raid d’Israël contre l’état-major de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), alors basé à Hammam Chott, au sud de Tunis, qui avait coûté la vie, selon les autorités, à 68 personnes (cinquante Palestiniens et dix-huit Tunisiens).
La protection ambiguë de Ben Ali
Trois ans plus tôt, en 1982, de nombreux juifs de la région de Djerba et Zarzis avaient dû quitter la Tunisie à la suite d’émeutes, représailles lointaines au massacre des camps palestiniens de Sabra et Chatila.
Lorsque le président Zine El-Abbidine Ben Ali entama sa dérive autoritaire à partir du début des années 1990, il mit un point d’honneur à protéger la minorité juive de Tunisie. La sollicitude officielle contribuait à sculpter son image internationale, en particulier vis-à-vis des Occidentaux, et servait sa propagande célébrant la « Tunisie plurielle et tolérante ».
Avec le recul, M. Trabelsi se montre critique à l’égard de cette protection, foncièrement ambiguë : « Ben Ali protégeait les juifs mais, en même temps, il les cachait, il les éloignait des autres Tunisiens. » Le résultat, déplore-t-il, c’est que « les jeunes de 25 ans aujourd’hui ignorent qu’il existe des juifs en Tunisie ».
Ce « silence médiatique », selon le mot de M. Trabelsi, a vécu. Depuis la révolution de 2011, les juifs de Tunisie ont retrouvé une certaine visibilité. Le nouveau ministre du tourisme illustre ce nouveau cours. Les controverses en sont probablement le prix à payer. Qu’importe, l’enfant de Djerba devenu ministre proclame qu’il ne fait que « servir [son] pays, la Tunisie ».