Dans son nouvel essai, l’historien montre comment, sur fond de conflit israélo-palestinien, les passions antijuives se sont mondialisées et islamisées. Selon lui, la nouvelle judéophobie est désormais moins portée par l’extrême droite que par les milieux gauchistes et islamistes.
Pierre-André Taguieff: Il ne s’agit ni d’un simple recyclage idéologique, ni d’une création ex nihilo. On y trouve certes des stéréotypes négatifs empruntés au corpus antijuif européen, qu’ils relèvent de l’antijudaïsme chrétien, de la judéophobie anticapitaliste (socialiste et révolutionnaire) ou de l’antisémitisme nationaliste, raciste ou non. Mais sa nouveauté provient d’autres sources: tout d’abord, du négationnisme ; ensuite, du complotisme antimondialiste largement diffusé dans les mouvances néogauchistes contemporaines ; enfin, de l’islamisme (Frères musulmans, salafistes ou djihadistes). S’il est vrai que les passions antijuives se sont mondialisées, c’est avant tout parce qu’elles se sont islamisées.
Elles s’appuient sur de nouvelles bases idéologiques: le djihad comme obligation religieuse, la distinction corrélative entre «domaine de la soumission à Dieu» (dar al-Islam) et «domaine de la guerre» (dar al-Harb), la catégorie de shahid (martyr), la charia, la notion de dhimmi (statut juridique inférieur accordé aux chrétiens et aux Juifs par la loi musulmane, ndlr) et l’idéal du califat. Les attaques terroristes contre les Juifs peuvent ainsi se justifier par la doctrine du djihad et l’idéal de la mort volontaire en martyr, dans le cas des attentats-suicides. Hassan al-Banna, le fondateur des Frères musulmans, a théorisé ce couplage dans ce qu’il a appelé en 1937 «l’industrie de la mort». Le Hamas a repris à son compte cette vision du djihad. Il n’y a rien de tel dans la tradition chrétienne.
Il faut commencer par reconnaître cette matrice théologico-politique islamique. Depuis que, dans les années 1960, les Eglises chrétiennes ont décidé de rejeter leur vieil antijudaïsme, la «théologisation» islamique des passions antijuives représente une force de mobilisation incomparable.
Pourquoi parlez-vous de judéophobie plutôt que d’antisémitisme?
Le mot «antisémitisme» (Antisemitismus) commence à être employé par les antijuifs en 1879-1880 pour désigner leur combat contre la «race sémitique» et l’«esprit sémitique». Dans la période postnazie, la référence aux «Sémites» et au «sémitisme» a totalement disparu des définitions de l’antisémitisme. Mais le mot «antisémitisme» continue d’être employé, alors qu’il ne devrait désigner que la forme historique prise par la judéophobie à l’époque où l’on croyait à la lutte des races, entre «Sémites» et «Aryens».
Depuis la fin des années 1980, je juge préférable de parler, pour éviter certaines équivoques, de «nouvelle judéophobie» ou de nouvelle configuration antijuive, dont le noyau dur est constitué par l’antisionisme radical et démonologique. Dans ce nouveau cadre idéologique, les Juifs ne sont plus diabolisés en tant que «Sémites», mais en tant que «sionistes», criminalisés à travers des slogans comme «Sionistes assassins!», ce qui permet de lancer «Mort à Israël!».
Les nouveaux ennemis des Juifs ne les voient pas comme une «race» ennemie, mais comme un peuple «raciste» dont l’idéologie, le «sionisme», serait elle-même une «forme de racisme». C’est ce qui leur permet de se présenter, dans leur combat contre les Juifs, comme des «antiracistes» ou des «antifascistes» en lutte contre de nouveaux «nazis» dont les principales victimes seraient les Palestiniens. La rhétorique antiraciste est mise au service de la judéophobie. Cette opération est au cœur de la nouvelle propagande antijuive.
De là, votre réticence à parler de «nouvel antisémitisme»?
En effet. La référence implicite aux «Sémites» ou au «sémitisme», trace d’un contexte politico-culturel désormais loin de nous, est trompeuse et source de faux problèmes. Qui n’a pas entendu un prédicateur arabo-musulman déclarer sans vergogne, au milieu d’un prêche violemment antijuif: «Nous, qui sommes des Sémites, nous ne pouvons être antisémites»? C’est pourquoi je préfère également éviter l’expression «nouvel antisémitisme», employée dès le début des années 1970 pourdésigner l’antisionisme radical à fondement pseudo-antiraciste.
Les amateurs de l’expression devraient plutôt parler d’un «nouveau nouvel antisémitisme», en ce que le précédent était dépourvu de la forte imprégnation islamiste que nous observons aujourd’hui. Il faut avant tout définir ce qui est «nouveau»: une judéophobie mondialisée et islamisée. Mais nous ne sommes pas les maîtres du vocabulaire courant, et les termes mal formés ou désormais dénués de signification claire continuent d’être employés.
Cette «dernière vague judéophobe» est également liée au contexte international et notamment au conflit israélo-palestinien?
C’est l’une de ses principales dimensions. Cette dernière vague antijuive planétaire, qui a touché particulièrement la France depuis l’automne 2000 – début de la deuxième Intifada -, s’inscrit dans une histoire marquée par la Déclaration Balfour du 2 novembre 1917 et la création de l’Etat d’Israël le 14 mai 1948, laquelle, en raison du refus arabe et musulman, a suscité une série de conflits armés, dont l’un des effets aura été la lente réinvention d’une vision antijuive du monde.
La rediabolisation postnazie des Juifs s’est opérée sur la base de la diabolisation d’Israël et du «sionisme», fantasmé comme «sionisme mondial», nouvelle figure du «Juif international», puissance occulte mythique qui n’a cessé d’alimenter la pensée complotiste.
Dans la nouvelle judéophobie, «Juifs» et «sionistes» sont des termes interchangeables. En France comme dans d’autres pays d’Europe de l’Ouest, cette vague récente est moins portée par l’extrême droite nationaliste que par les milieux gauchistes et islamistes qui instrumentalisent etretournent contre les Juifs des représentations empruntées à l’antiracisme, à l’anticolonialisme, à l’anti-impérialisme ou à l’antifascisme.
Vous expliquez que le nationalisme palestinien s’est transformé en islamo-nationalisme. L’élargissement du conflit israélo-palestinien en conflit judéo-musulman est-il un phénomène réellement nouveau?
Non. Il est le produit d’une intense activité de propagande commencée au début des années 1920, conduite par des idéologues mêlant le panarabisme et le panislamisme. Le grand mufti de Jérusalem, Hadj Amin al-Husseini, a été l’inventeur du national-islamisme palestinien, longtemps avant la création d’Israël. Et il ne faisait pas de distinction entre Juifs et «sionistes». L’idéologue islamiste Yusuf al-Qaradawi a déclaré dans un sermon le 14 mars 2003: «Il y a une tyrannie sioniste, cette tyrannie qui n’a pas de limite […]. Quant à cessionistes, ils prennent plaisir à tuer des humains, à répandre le sang […]. Cherchez Israël, cherchez le sionisme derrière tous les événements et vous verrez que leur main invisible intervient dans grand nombre d’affaires.»
Face à tout événement perturbant, à la question «A qui profite le crime?», la méthode Qaradawi consiste à répondre «aux sionistes et à Israël». Antisionisme et conspirationnisme vont de pair. Le même «savant de l’islam» déclarait le 17 juin 2004: «Il n’y a pas de dialogue entre nous et les Juifs, hormis par le sabre et le fusil.»
Khalil Koka, l’un des fondateurs du Hamas, a exposé la vision islamo-palestinienne de la solution de la «question juive» au Moyen-Orient: «Dieu a rassemblé les Juifs en Palestine non pas pour leur offrir une patrie, mais pour y creuser leur tombe et débarrasser le monde de leur présence polluante.» C’est ce désir d’extermination qui forme la passion motrice de l’antisionisme radical.
L’antisionisme et l’antisémitisme ou la judéophobie sont-ils vraiment indissociables? Ne peut-on pas critiquer la politique d’Israël sans être taxé d’antisémitisme?
L’antisionisme radical consiste à diaboliser l’Etat d’Israël pour préparer sa destruction et la rendre acceptable, voire désirable. Je distingue cette idéologie de combat de deux positions qu’on qualifie aussi d’«antisionistes», ce qui alimente la confusion: d’une part, le refus du projet sioniste, posture qui a perdu son sens depuis la création de l’Etat d’Israël, et, d’autre part, la critique de la politique de tel ou tel gouvernement israélien, ce qui est conforme aux normes d’une démocratie pluraliste.
Dans la rhétorique des «antisionistes» radicaux, le mot «sionisme» est le nom du Mal absolu, incarné par Israël, en même temps que l’abréviation d’un ensemble de craintes et de phobies, de haines et de ressentiments. Le mot «sioniste» est devenu une injure. Les judéophobes disent aujourd’hui: «Sale sioniste!» Leurs prédécesseurs disaient: «Sale youpin!» Ce qui est inquiétant, c’est la banalisation des accusations diffamatoires visant Israël, qui recyclent les mythes du meurtre rituel et du complot juif mondial. L’«antisionisme» est la valise diplomatique par laquelle la haine des Juifs traverse les frontières.
Au-delà du conflit israélo-palestinien, la matrice de cette judéophobie réside-t-elle dans le Coran?
Oui, dans certains versets du Coran et dans nombre de hadiths célébrant le djihad en tant que combat armé contre les mécréants (kouffar). Le «verset de l’épée» (Coran, IX, 29), qui commande de combattre tous ceux qui ne croient pas à «la religion vraie», qu’ils soient païens, idolâtres, Juifs ou chrétiens, est celui dont se réclament les djihadistes contemporains en lutte contre les «judéo-croisés».
Il faut mentionner aussi le célèbre hadîth du rocher et de l’arbre, régulièrement évoqué dans les prêches, et cité dans l’article 7 de la Charte du Hamas: «L’Apôtre de Dieu […] a dit: “L’Heure ne viendra pas avant que les musulmans n’aient combattu les Juifs (c’est-à-dire que les musulmans ne les aient tués), avant que les Juifs ne se fussent cachés derrière les pierres et les arbres et que les pierres et les arbres eussent dit: ‘Musulman, serviteur de Dieu! Un Juif se cache derrière moi, viens et tue-le.’ Un seul arbre aura fait exception, le gharqad [sorte d’épineux] qui est un arbre des Juifs.”»
L’endoctrinement islamiste consiste à privilégier ces appels au djihad contre les Juifs en les adaptant à la vulgate «antisioniste» postulant qu’Israël n’a pas le droit d’exister.
Qu’avez-vous pensé de la tribune des 300 contre l’antisémitisme? Est-ce la fin du déni pour nombre d’intellectuels qui avaient le regard fixé sur l’«islamophobie»?
Je fais partie des 300 premiers signataires de ce manifeste, qui a le mérite d’aller à l’essentiel, sans détour: l’islamisation de la haine des Juifs, de la propagande antijuive et des violences contre les Juifs. C’est aussi la question centrale abordée dans mon livre. La dénonciation incantatoire de l’«islamophobie», par les islamistes comme par les milieux d’extrême gauche, constitue une diversion à une époque où des personnes sont assassinées au nom de l’islam parce qu’elles sont supposées «islamophobes».
Le djihadiste Amedy Coulibaly a déclaré qu’il voulait «venger [ses] frères musulmans», et plus précisément les «musulmans opprimés», notamment «en Palestine». C’était là faire écho à la propagande djihadiste qui justifie l’assassinat de Juifs au nom de la cause palestinienne, érigée en cause des victimes par excellence, les Palestiniens (supposés musulmans), victimes des «fils des singes et des porcs» selon le stéréotype bestialisant transmis par la tradition islamique.
Nous sommes un certain nombre, intellectuels et responsables politiques, à avoir sonné le tocsin. C’est aux musulmans eux-mêmes de faire le ménage chez eux. Certains musulmans courageux ont reconnu qu’il s’agissaitd’un vrai problème, et appelé à une lecture critique des textes fondateurs. C’est le seul moyen de contrer les lectures littérales, sélectives et orientées qu’en font les fondamentalistes islamistes.