GRAND ENTRETIEN – Une semaine après avoir constaté dans ces colonnes l’«impasse totale» du conflit israélo-palestinien, nous réunissons deux négociateurs chevronnés, l’un israélien, l’autre palestinien, pour évaluer les raisons des échecs et les chances de paix.
LE FIGARO. – Pourquoi les négociations qui durent depuis des décennies ont-elles toutes échoué? Y a-t-il un dossier insoluble qui mène à l’échec?
Ghaith AL-OMARI. – Selon moi, il y a trois grandes raisons de l’échec. La première, c’est que ce conflit n’est pas facile. Certaines des questions sont très compliquées! La deuxième raison, plus importante, c’est la politique! A chaque fois, au moment de la décision, une des deux parties n’était pas prête politiquement. Aujourd’hui, aucune des parties ne l’est! La troisième raison est que nous négocions deux choses totalement différentes. Nous négocions des arrangements, des éléments spécifiques, parfois techniques, mais nous négocions aussi sur des choses intangibles, impossibles à quantifier: qui a le plus de liens avec cette terre, qui a plus d’amour pour Jérusalem, que s’est-il passé en 1948?
Mike HERZOG. – Il s’agit d’un conflit extrêmement complexe entre deux mouvements nationaux qui ont une revendication historique sur le même morceau de terre. On n’est pas face à un simple conflit de frontières. Il s’agit de savoir si nous sommes capables de mettre fin à un affrontement historique, religieux, politique, psychologique… Quand on parle de la fin du conflit, c’est très difficile pour les leaders de dire que toutes les questions sont réglées. Je vais vous donner un exemple: pendant les négociations, nous nous sommes concentrés essentiellement sur 1967, et la question de la Cisjordanie et de la bande de Gaza, qu’Israël avait saisies.
Les gens se sont dit: si on règle ça, le conflit finira. Mais certains points non résolus remontent à 1948, et sont partiellement à la racine de ce conflit. Côté palestinien, il était donc très difficile de mettre fin au conflit et de clore le dossier de 1948, et, côté israélien, c’était aussi très difficile car beaucoup de gens ont dit: on va renoncer à des territoires, mais qui garantit que cela mettra fin au conflit et qu’ils ne demanderont pas plus à Israël? De plus, nous négocions à partir du principe selon lequel nous ne sommes d’accord sur rien tant que nous ne sommes pas d’accord sur tout. C’est devenu un piège. Si nous voulons réussir, nous devons apprendre de nos erreurs et donner de la flexibilité pour des avancées plus modestes. Il faut aussi penser à des dimensions additionnelles du conflit comme l’éducation des populations.
Les parties revendiquent le même morceau de terre. Chaque partie a du mal à reconnaître la légitimité de l’autre?
G. A.-O. – C’est un problème majeur, certainement côté palestinien où persiste l’idée qu’Israël n’est pas d’ici. Et pour ceux qui reconnaissent que l’autre a une légitimité, il reste une compétition de légitimités. Je l’ai vu même chez les négociateurs! Exemple, un jour qu’on discutait de Jérusalem, des lieux saints, on a réussi à faire des progrès sur les responsabilités respectives, sur le fait de savoir qui serait en charge de la sécurité, des études archéologiques, et d’autres choses pratiques. Puis on en a rebondi sur la question de la souveraineté sur la ville.
Et là, d’un coup, la conversation a tourné au problème de savoir si Jérusalem était plus importante pour les Juifs ou pour les Palestiniens! Les uns citaient la Torah, d’autres le Coran. Même nous, les négociateurs, nous nous sommes retrouvés en concurrence. Au fond, aucun de nous n’a accepté l’idée que les demandes de l’autre camp sont de valeur égale. Du coup, se pose vraiment la question de savoir comment accepter un partage. On n’y est pas! C’est là que le leadership est indispensable. Sans doute les Égyptiens n’estimaient-ils pas les Israéliens légitimes, mais Sadate a joué son rôle pour entrainer son opinion.
M. H. – Il est clair que chaque peuple s’appuie sur son histoire, son récit national, la perception de son identité. Les Israéliens disent: non seulement nous faisons partie de cette terre, mais nous y sommes depuis des milliers d’années, c’est le berceau de notre civilisation. Nous avions un temple avant que l’islam n’apparaisse. Pour la partie israélienne, un gros obstacle vient du fait que les Palestiniens ne reconnaissent pas l’identité nationale juive. Dans l’une de nos négociations, on s’est penchés sur cette difficulté et on a décidé qu’il y aurait une reconnaissance mutuelle des deux États, quel que soit le désaccord sur le récit national. Cette démarche n’a finalement pas abouti, mais elle ouvre une voie.
Ce qui paraissait rationnel est rarement entériné par les chefs politiques, qui hésitent à parler compromis à leurs peuples.
Ghaith al-Omari
G. A.-O. – Pour revenir à la question de l’existence d’un sujet qui bloquerait tout le reste, je dirais que nous autres, négociateurs, on a trouvé des formules pour chaque problème épineux. Mais quand on quitte l’environnement très «aseptisé» des salles de négociations, tout change! Ce qui paraissait rationnel est rarement entériné par les chefs politiques, qui hésitent à parler compromis à leurs peuples.
En 2000, à Camp David, quand Ehud Barak mène la négociation, on a un moment d’espoir. Qu’est-ce qui fait capoter l’accord? Un manque de leadership de Yasser Arafat?
M. H. – J’étais à Camp David. Je ne dirais pas que c’était un manque de leadership des Palestiniens. C’était autre chose. C’était la première fois que les parties s’étaient vraiment attaquées au vif du sujet d’un accord final avec le but affirmé de mettre fin au conflit, bref, en plongeant les mains «dans le feu» de toutes les questions sensibles. Mais il existait un énorme fossé entre les attentes des deux camps. Les Israéliens voulaient aller jusqu’au bout alors que Yasser Arafat pensait qu’il s’agissait d’un piège. Arafat a donc rejeté les idées mises en avant. Nous étions nombreux dans la délégation israélienne à penser avant la négociation qu’il n’y aurait pas d’accord. Les Américains pensaient qu’il fallait essayer. Mais c’était comme tenter d’établir un pont au-dessus d’un océan. Nous avons payé le prix de cet échec.
G. A.-O. – L’ironie, c’est qu’il y a deux manières de regarder ces négociations de Camp David. Oui, elles ont échoué, mais sur certains plans elles ont été un succès. Un certain nombre d’idées pour la solution à deux États – l’échange de territoires, la division de Jérusalem selon des lignes ethniques… – sont autant de percées arrachées à Camp David. Mais cet aspect a été oublié. En d’autres termes, si vous lancez une initiative de paix et que vous échouez, le public verra seulement l’échec. Il faut donc bien réfléchir au moment auquel vous choisissez la grande diplomatie. Aujourd’hui, il faut adopter une approche plus modeste.
Ces percées dont vous avez parlé, sur les quatre grandes questions – la terre, les réfugiés, la sécurité et Jérusalem -, constituent-elles un acquis de départ, ou recommence-t-on de zéro à chaque fois?
G. A.-O. – Cela dépend des dirigeants. Mais les principes définis par Clinton en décembre 2000 sont une base: concernant les frontières et la terre, quand on regarde une carte, on voit que 80 % des colons israéliens vivent dans 5 % de la Cisjordanie, qui sont proches de ce qu’on appelle la ligne verte. L’idée est qu’Israël annexe ces 5 %, 6 % ou 7 % qui seront compensés par des territoires pour les Palestiniens pris en Israël. Pour Jérusalem, Clinton avait proposé que les quartiers juifs deviennent partie d’Israël, et que les quartiers arabes deviennent partie de la Palestine.
Sur les lieux saints, l’idée était d’avoir un arrangement très similaire à celui qui prévaut aujourd’hui avec les Juifs qui contrôlent le Mur occidental et les musulmans qui contrôlent la Mosquée. Sur les réfugiés, c’est une affaire entendue: comme Israël doit faire de grosses concessions sur Jérusalem, les Palestiniens doivent céder sur les réfugiés, ce qui veut dire qu’il n’y aura pas de droit de retour, car ce serait la fin d’Israël. Sur la sécurité, l’idée est celle d’un État palestinien démilitarisé avec des garanties de sécurité très importantes.
Aujourd’hui, plutôt que de vouloir jouer le grand jeu et échouer à nouveau, il faut de petites avancées.
Michael Herzog
Êtes-vous d’accord, Mike Herzog, sur ces principes?
M. H. – Oui, c’est une base de négociation, même si, en fonction des dirigeants, ça peut bouger. Bien sûr, ils ne sont pas faciles à traduire dans la réalité. Quand on a voulu éclaircir ce que signifiait une démilitarisation de l’État palestinien, on a échoué. Pas de chars ni d’avions, OK. Mais quels types de forces seraient acceptables? Aujourd’hui, plutôt que de vouloir jouer le grand jeu et échouer à nouveau, il faut de petites avancées. Car ce qu’on aurait pu faire il y a vingt-cinq ans ne marche plus. Les échecs successifs pèsent.
Le premier ministre Netanyahou peut dire: Israël s’est retiré de Gaza, et le résultat est qu’Israël est maintenant la cible des missiles du Hamas. Comment peut-on convaincre les Israéliens d’aller de l’avant alors qu’ils se sentent trompés? En même temps, certains observateurs estiment qu’Israël a fait une erreur stratégique en se retirant trop vite et en n’aidant pas l’Autorité palestinienne à se renforcer à Gaza…
M. H. – Netanyahou trouve un écho favorable car les Israéliens ont de vraies inquiétudes. Cela est lié à l’histoire juive, à l’Holocauste, à toutes les guerres, au sentiment que nous sommes entourés d’ennemis, et à l’idée que chaque fois que nous avons opéré un retrait (à Gaza, au Sud Liban), cela a été utilisé contre nous. Pour sortir de cette boucle, il faut être sûrs de pouvoir se défendre, mais aussi que les Israéliens soient convaincus que dans l’autre camp il y a un partenaire de sécurité, auquel ils peuvent faire confiance. Il faut d’ailleurs savoir que les services de sécurité de l’Autorité palestinienne se coordonnent avec les services de sécurité israéliens, ce qui est très important. Mais on a besoin de leaders politiques, et d’une tierce personne, comme les Américains, qui puisse encourager les Israéliens à prendre des risques de sécurité en leur assurant qu’elle les aidera à y faire face.
G. A.-O. – Je comprends complètement l’argument des Israéliens qui disent: «On a quitté Gaza et on nous envoie des missiles.» Cela fait sens. Mais j’ai été en charge de la mission de coordination entre Gaza et les Israéliens, et je sais que beaucoup de choses auraient été plus faciles si on avait aidé davantage l’Autorité palestinienne, au lieu de laisser le Hamas s’arroger tout le crédit. Au lieu de s’accuser mutuellement, il faut tirer maintenant des leçons pour le futur. Ces leçons ont déjà été internalisées par l’Autorité palestinienne, qui s’est mise à se préoccuper beaucoup plus de sécurité, et, comme l’a dit Mike, à se coordonner avec les Israéliens.
La question clé est de savoir comment on influence les choses pour que cette Autorité palestinienne soit plus populaire et moins dysfonctionnelle. C’est là que les donateurs doivent jouer leur rôle en s’assurant que l’aide internationale n’aille alimenter la corruption endémique. La communauté internationale doit pratiquer l’amour vache avec l’Autorité Palestinienne, être ferme, demander des résultats. On a aussi besoin d’un effort arabe (qui est en train de se déployer) pour renforcer l’élément modéré chez les Palestiniens et affaiblir le Hamas, bref pour montrer qu’il est rentable d’être contre la violence. Ceci dit, je suis inquiet à propos de la prochaine génération. Ma génération avait essayé par tous les moyens d’éliminer l’adversaire, par la violence, avant de réaliser qu’Israël était là pour durer, et négocier. Aujourd’hui, on a une génération montante, qui à nouveau, a des vues très radicales. J’ai peur que si nous ne faisons aucun progrès, cette génération revienne à des positions maximalistes, en s’imaginant qu’ils feront mieux que nous.
M. H. – Je m’inquiète aussi de la nouvelle génération. En Israël, les gens sont si lassés de ce dossier que le sujet n’est pas sur les radars, sauf quand il y a une explosion de violence. Il y a une fatigue, les Israéliens ne croient pas à une solution. J’ai même peur que certains ne commencent à envisager des solutions dévastatrices pour les deux parties, à savoir une nouvelle spirale de violence côté palestinien, ou côté israélien, une annexion de la Cisjordanie. Certains Palestiniens parlent aussi de la solution à un seul État binational, qui serait selon moi désastreuse aussi, car nous ne voulons pas faire une redite de la situation de Belfast… Comme Ghaith et moi l’avons déjà dit, si on veut changer la dynamique et revenir à la solution à deux États, il faut de vrais leaders. Mais il est tard, la fenêtre d’opportunité pourrait se refermer.