Depuis quelques jours, des centaines de personnes mobilisées contre le coût de la vie ont été arrêtées et certaines blessées par la police.
Au premier regard, rien à signaler. Les ruelles commerçantes de Jabaliya, en cette fin d’après-midi, résonnent de bruits ordinaires – klaxons, grincements de charrettes, invectives. Au micro, un vendeur annonce une nouvelle promotion sur les oranges, à ne pas manquer. Ce premier regard est incomplet. La tension s’est installée dans le quartier, lundi 18 mars, à l’approche du coucher du soleil. Sur chaque trottoir, à intervalles réguliers, de petits groupes d’hommes au regard suspicieux guettent le moindre trouble à l’ordre public. Prêts à surgir. Ce sont des forces de sécurité en civil du Hamas, qui dirige la bande de Gaza depuis 2007.
Il se passe quelque chose de significatif dans le territoire palestinien, agonisant après douze années de blocus égypto-israélien. Un phénomène imprévu, débuté à Jabaliya, que le mouvement islamiste armé essaie d’éteindre à coups de matraque. Depuis le 14 mars, des milliers de personnes ont participé à des manifestations pacifiques pour dénoncer le coût de la vie. La mobilisation dépasse celle de janvier 2017 contre les pénuries d’électricité. Ce mouvement lancé sur Facebook, qui a pris du nord au sud de la bande, avec une ampleur géographique elle aussi inédite, a un cri de ralliement : « Nous voulons vivre. » Il n’est pas dirigé contre le Hamas en particulier, aucun slogan ou pancarte n’osant franchir ce pas. Mais il vise d’abord cette faction. Et celle-ci l’a bien compris.
« Peu importe si l’on meurt de faim »
Personne ne connaît le bilan des arrestations et des blessés, une chape de plomb étant tombée sur le territoire. « Les autorités ne tolèrent aucune voix critique, surtout s’il s’agit de mouvements sociaux, dit Hamdi Shaqqura, directeur adjoint de l’ONG Palestinian Center for Human Rights. Les jours précédant le premier rassemblement, ils ont arrêté des dizaines de jeunes identifiés comme des initiateurs sur les réseaux sociaux. Des journalistes ont été battus car ils ne veulent aucune couverture médiatique de ces événements. Ils aiment notre travail seulement quand nous documentons ce que font les Israéliens. »
Les interpellations, même pour quelques heures, se compteraient par centaines, estiment plusieurs sources, dont Amnesty International. Les policiers ont brisé des os. Plusieurs journalistes sont hospitalisés. Reem Bouhaïsi, 37 ans, employée de l’ONG Women’s Affair Center, appartient à une grande famille de Deir el-Balah. Le 15 mars, un rassemblement a eu lieu à proximité de sa maison. Vers 23 heures, des dizaines de policiers sont arrivés, à la recherche de jeunes participants.
« Ils ont pénétré dans de nombreuses maisons, détruisant les meubles, raconte Reem Bouhaïsi. Vendredi, trente personnes de ma famille, dont trois femmes, ont été blessées. Certains ont eu la main cassée, d’autres ont été tabassés. La police a arrêté au total une centaine de membres de notre clan, dont des blessés tirés de l’hôpital. » Elle montre sur son ordinateur la photo d’un proche, au crâne rasé et suturé en quatre endroits. « Les gens ont peur, maintenant, car le Hamas ne montre aucune pitié. C’est un mouvement dictatorial, qui veut tout contrôler, et peu importe si l’on meurt de faim. »
Agé de 27 ans, Khaled S. – son identité a été modifiée pour sa protection – figure parmi les initiateurs de la contestation. Diplômé de l’université et sans emploi, comme tant de ses semblables, il appartient au Fatah du président Mahmoud Abbas. Mais les factions, insiste-t-il, « ne sont pour rien dans nos actions ». Khaled dit qu’il a déjà été arrêté à de nombreuses reprises par le Hamas, « pour un total cumulé de deux ans de prison », en raison de ses écrits critiques sur Facebook. La dernière fois, raconte-t-il, il avait failli perdre une jambe en raison des tortures subies.
« Machine à accusations »
Il croit aujourd’hui dans la détermination des manifestants, malgré la répression. « On n’est pas contre le Hamas, on ne veut la chute d’aucun gouvernement, explique-t-il. Mais on veut le respect de nos droits élémentaires. Le minimum serait d’annuler les taxes sur les produits importés. Le Hamas est responsable de la situation catastrophique, au même titre que l’Autorité palestinienne [AP]. »
Le Hamas, lui, accuse les manifestants d’être téléguidés par Ramallah, la réconciliation entre factions étant dans l’impasse totale. « Selon certains rapports des services de sécurité, l’AP essaie de pousser les gens dans la rue pour créer le chaos et défier le Hamas », dit Ghazi Hamad, haut responsable du mouvement islamiste pour les relations internationales.
« On n’est pas derrière tout ça, c’est un honneur qu’on ne peut revendiquer,expliquait au Monde dans l’après-midi Atef Abou Seif, porte-parole du Fatah à Gaza. Ce mouvement spontané est orienté contre le groupe au pouvoir depuis douze ans, qui vit aux dépens du peuple. Le Hamas est une machine à excuses et à accusations. » Dans la soirée de lundi, Atef Abou Seif a été attaqué dans la rue par plusieurs individus. Il a été hospitalisé avec des fractures au bras et à la jambe. Un avertissement clair adressé à Ramallah.
Les autres factions, en dehors du Jihad islamique, ont critiqué les violences policières. Ghazi Hamad assure que le Hamas n’est pas dans le déni : « Nous savons que les gens vivent dans des conditions critiques, mais les factions doivent comprendre la réalité. Mahmoud Abbas fait partie du problème, il a coupé les salaires des employés. » Le responsable confirme que des ordres stricts ont été donnés : pas de balles réelles contre les manifestants, juste des tirs de sommation. Le Hamas veut éviter un effet miroir désastreux avec les quelque 200 morts et 6 000 blessés par balles causés par l’armée israélienne depuis le début de la « marche du retour », le long de la clôture frontalière, il y a un an. Mais pas question de laisser le mouvement bourgeonner.
« L’argent du Qatar »
En raison du silence des journalistes locaux, pétrifiés, seules les vidéos des participants ont donné chair au mouvement. Les images ont été reprises en masse sur les réseaux sociaux israéliens, par exemple par Ofir Gendelman, porte-parole du premier ministre, Benyamin Nétanyahou, pour le monde arabe. Il a multiplié les Tweet sur le sujet, donnant à tort l’impression qu’il s’agissait d’une révolte populaire massive.
Ceux qui avaient nié toute spontanéité à la « marche du retour », présentant ses participants comme des pions, chantent les vertus des Gazaouis engagés dans ce nouveau mouvement. Or, ce sont largement les mêmes. « Une majorité parmi nous a participé à la marche, comme moi, dit Khaled S. Mais celle-ci a échoué, en ne servant au final que le Hamas, qui a fait entrer l’argent offert par le Qatar pour les siens. » L’aide financière de l’émirat, accrue depuis novembre 2018, n’est qu’un pansement temporaire.