David Khalfa: «Entre Israéliens et Palestiniens, le conflit est sisyphéen, l’impasse totale» (Laure Mandeville – Le Figaro)

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ENTRETIEN – L’asymétrie du conflit a paradoxalement créé un équilibre des forces. Selon le chercheur, aucun camp ne peut gagner ou perdre, et seule une nouvelle génération pourrait changer la donne.

LE FIGARO. – Deux théâtres d’affrontements sont visibles ces jours-ci en Israël. Celui qui oppose Palestiniens et Israéliens. Et celui qui oppose Arabes et Juifs dans des affrontements intercommunautaires d’une rare violence, en territoire israélien. Comment s’emboîtent ces deux «fronts»?

David KHALFA. – Ce qui caractérise les événements actuels, c’est en effet l’extension du conflit à l’intérieur d’Israël, l’interpénétration du front intérieur et extérieur. Ce couplage s’explique par le double contexte de la crise politique israélienne, avec un gouvernement israélien de transition qui navigue à vue, et la crise de légitimité palestinienne qui a reporté sine die les élections législatives, les premières depuis pourtant quinze ans. Mais pour comprendre l’élément déclencheur de ce énième affrontement israélo-palestinien, il faut mentionner Jérusalem, qui reste l’épicentre du conflit et plus précisément le quartier de Cheikh Jarrah, dans la partie orientale de la ville.

Les tensions s’y sont exacerbées à la suite d’une longue bataille juridique entre des familles juives soutenues par des organisations de droite qui revendiquent la propriété foncière sur des terrains acquis bien avant la création d’Israël, autour du tombeau de Shimon Ha’Tzadik, un grand prêtre vénéré par la tradition rabbinique, et les descendants des familles palestiniennes qui s’y sont installées après 1948, et qui refusent l’expulsion ou le paiement d’un loyer. Bref, tout s’est embrasé à propos du devenir de quelques maisons dans une rue de 100 mètres de long, qui incarne la bataille politique et symbolique pour le contrôle de Jérusalem. Mais au-delà de ce contentieux, on assiste à la montée d’un identitarisme à soubassement nationaliste religieux. De véritables «entrepreneurs» identitaires se sont engouffrés dans la brèche.

Ainsi, l’extrême droite israélienne s’est mobilisée, notamment à travers l’organisation anti-arabe Lehava, les hooligans racistes du club de football de Beitar Jerusalem et les réseaux d’activistes nationalistes qui gravitent autour du parti sioniste religieux. De l’autre côté, nous avons vu apparaître des drapeaux des islamistes du Hamas sur l’esplanade des Mosquées, ce qui ne doit rien au hasard. On sait aussi que le Mouvement islamique Nord, la branche arabe israélienne des Frères musulmans aujourd’hui illégale mais toujours en activité, a aussi mobilisé ses activistes. D’où l’extension du conflit au-delà de Jérusalem. Le Hamas y a vu une opportunité de redorer son blason auprès de la population palestinienne, un moyen d’obtenir par la force ce qu’il n’avait pas réussi à obtenir par les urnes, son objectif stratégique à moyen-long terme étant de s’imposer comme l’acteur central du mouvement national palestinien. De ce point de vue, il est incontestable que les maîtres de Gaza ont marqué des points en captant la colère populaire palestinienne et en marginalisant Mahmoud Abbas, le président de l’Autorité palestinienne, qui est décrié pour ses dérives autocratiques et son impéritie et isolé au sein de son propre parti, le Fatah. Pour Israël, ce nouvel affrontement militaire contre les groupes armés islamistes palestiniens constitue un véritable défi. Une grande partie de son territoire est soumise à des tirs massifs de roquettes et de missiles.

Est-ce nouveau? Les dirigeants israéliens ont une conscience aiguë de la vulnérabilité de leur territoire depuis longtemps…

L’armée israélienne reste bien sûr militairement très supérieure au Hamas et au Djihad islamique et ces derniers ont subi de lourdes pertes. Plus de 150 combattants du Hamas et du Djihad islamique auraient été tués dans les frappes aériennes israéliennes dont des généraux et des commandants du génie militaire. Le glacis défensif constitué par un réseau de tunnels souterrains essentiel à la stratégie de contre-offensive du Hamas a été en partie détruit, de même que nombre de centres de commandements et d’ateliers de fabrication de roquettes.

Pour autant, le Hamas a franchi un cap sur le plan militaire. En 2014, le Hamas avait tiré en 51 jours 4 382 roquettes. Il est parvenu à en tirer plus de 4 000 en dix jours! Cette augmentation exponentielle de la force de frappe à distance inquiète l’état-major israélien. Certes, le «Dôme de fer», le système de défense aérienne mobile israélien, a montré son efficacité en interceptant près de 90 % des roquettes susceptibles d’atteindre des zones d’habitations israéliennes. Mais il y a quand même eu une dizaine de morts côté civils israéliens. Le Hamas et le Djihad islamique sont parvenus à plusieurs reprises à saturer le «Dôme de fer». Nous sommes dans un conflit asymétrique, ce qui veut dire que les démocraties n’ont que des mauvaises solutions.

Le Hamas a franchi un cap sur le plan militaire. En 2014, le Hamas avait tiré en 51 jours 4 382 roquettes. Il est parvenu à en tirer plus de 4 000 en dix jours !

David Khalfa

Elles sont tenues de respecter les principes du droit international humanitaire, notamment la proportionnalité et la discrimination entre combattants et non-combattants. Or les groupes armés para-étatiques brouillent la frontière entre civils et combattants en opérant au cœur même des villes. L’objectif est de provoquer une riposte massive des armées régulières dont les éventuelles bavures seront censées démontrer leur inhumanité. Cette stratégie dite du «faible au fort» relève de la guerre psychologique. Ne pouvant défaire l’adversaire militairement, ces groupes armés engagent le combat sur le terrain des émotions. Cette équation est d’autant plus compliquée pour Israël que son armée opère dans l’un des milieux urbains les plus densément peuplés de la planète, d’où le grand nombre de victimes palestiniennes.

La seule manière pour Israël de gagner cette guerre serait de réoccuper la bande de Gaza mais le coût humain, politique et diplomatique d’une telle opération militaire serait exorbitant. Aujourd’hui s’est instauré un accord tacite entre les deux adversaires, fondé sur la conviction que ces conflits à répétition ne peuvent ni se gagner ni se perdre!

Vu ce face-à-face sans solution visible, l’élément nouveau n’est-il pas justement la révolte des Arabes israéliens?

Cette situation est inédite par son ampleur. Israël est une démocratie vivace mais fragilisée en raison de l’absence de gouvernement stable et d’une stratégie de mise sous tension de la société israélienne par un premier ministre aux abois qui clive pour assurer sa survie politique. Souvenez-vous des propos de Netanyahou en 2015 alertant l’électorat juif contre une «cinquième colonne» arabe israélienne votant en masse pour faire élire l’opposition. Cette rhétorique a fait beaucoup de dégâts. Le leadership arabe israélien n’est pas non plus sans reproches, loin de là. Certains de ses dirigeants se sont illustrés par des déclarations incendiaires. Au-delà de cette dynamique néfaste, le tableau est complexe. Les citoyens arabes d’Israël ont une identité composite et contradictoire. D’un côté on assiste à un processus d’«israélisation», avec l’émergence d’une bourgeoisie arabe prospère de plus en plus intégrée, qui a bien accueilli les accords d’Abraham. Mais s’affirme aussi un processus parallèle de «palestinisation», notamment au sein de la jeunesse arabe déshéritée du pays.

Cette identification croissante à la cause palestinienne explique largement la mobilisation de citoyens arabes d’Israël contre les évictions de familles palestiniennes et l’usage de répertoires d’action parfois violents, y compris contre leurs concitoyens juifs. Si l’intégration des citoyens arabes d’Israël au tissu économique israélien progresse, des discriminations persistent, générant un sentiment de relégation. Ce dernier a été utilisé pour alimenter la haine des radicaux arabes qui s’en sont pris à leurs concitoyens juifs, tandis que les hooligans des groupes radicaux juifs nationalistes religieux venaient prêter main-forte à leurs coreligionnaires en s’en prenant au hasard aux Arabes qui avaient le malheur de les croiser comme à Lod. Chaque camp chauffé à blanc s’est livré à des lynchages et violences erratiques! Le ministre de l’Intérieur israélien était complètement dépassé, donnant le sentiment d’une complaisance coupable vis-à-vis de l’extrême droite.

C’est le retour de la question palestinienne, qui avait été mise sous le tapis par la politique trumpienne et Israël au bénéfice d’une logique régionale de paix, symbolisée par les accords d’Abraham. Le Hamas veut faire échouer cette dynamique qui le met hors jeu?

C’est l’un des effets induits de l’affrontement actuel. La question palestinienne n’avait bien sûr pas disparu, mais elle avait été marginalisée par les dynamiques régionales. Pour le régime des mollahs qui fournit une aide logistique, financière et militaire au Hamas et à un degré encore supérieur au Djihad islamique, les accords d’Abraham ne sont pas une bonne nouvelle. Il ne peut donc que se réjouir des affrontements actuels qui enfoncent un coin entre Israël et ses nouveaux alliés. Officiellement, les chancelleries arabes ont d’ailleurs condamné la riposte militaire israélienne. Mais derrière ces condamnations de façade, ces pays maintiennent un dialogue étroit avec Israël parce que le monde arabe a changé et que les puissances sunnites considèrent que face à la menace de l’Iran chiite, Israël est un allié stratégique.

Quelles perspectives pour un État palestinien? Biden ne semble pas pressé de s’impliquer…

Il est frappant de constater que les États-Unis n’ont toujours pas nommé d’ambassadeur ni de consul à Jérusalem! L’implication américaine est très limitée. Biden a appelé Netanyahou et Abbas très tardivement après sa prise de fonction, ce silence boudeur indiquant quelles étaient les véritables priorités du président. Il ne faut pas oublier que Biden suit le dossier depuis quarante ans et connaît par cœur les protagonistes! Il semble avoir conclu que les États-Unis ne pouvaient pas se substituer aux parties pour faire la paix, si ces dernières ne veulent pas avancer. La réalité est que les États-Unis sous-traitent aujourd’hui la pacification des relations entre Israéliens et Palestiniens, aux Arabes, et notamment aux Égyptiens. Israël perçoit l’Égypte comme un partenaire fiable et crédible. C’est le pays qui discute avec le Hamas et qui possède une frontière commune avec la bande de Gaza. L’Égypte est en première ligne.

On a le sentiment tragique qu’aussi bien côté américain que côté israélien, progresse l’idée qu’on ne peut gérer ce conflit que comme une opération de police, sans le résoudre.

C’est tout à fait ça. On est dans un conflit sisyphéen, un éternel recommencement, que l’on pourrait résumer en pastichant la formule de Raymond Aron: «paix impossible, guerre (totale) improbable». C’est le même scénario, les mêmes acteurs, les mêmes images, mais avec une aggravation de la situation à chaque confrontation. Au-delà du cessez-le-feu, aucun horizon politique ne semble se dégager à moyen terme. Nous sommes dans une impasse, ce que les Américains qualifient de «conflit insoluble». Du côté israélien comme palestinien, on n’est pas prêt ou pas capable de faire les concessions qui s’imposent.

Pourtant, la réalité n’est pas figée car Israël reste une démocratie vivante traversée par des dynamiques complexes. Netanyahou a cannibalisé l’espace médiatique et pris en otage le système politique. Mais il est en sursis et finira par quitter le navire. Une nouvelle génération, représentée notamment par le centriste et libéral Yair Lapid, incarne une alternance possible. L’arrivée au pouvoir de ce dernier ne serait ni plus ni moins qu’un big bang politique, tant «Bibi» a dominé de la tête et des épaules la vie politique israélienne! Une période de transition pourrait alors s’engager et la société israélienne être en mesure de panser ses plaies dans un climat plus apaisé. Côté palestinien, il faudra sans doute attendre l’arrivée d’une nouvelle génération de leaders pour que les choses puissent changer. En attendant, c’est le statu quo qui se prolonge, un statu quo qui ne règle rien et qui, sur le long terme, n’est dans l’intérêt de personne.