A Gaza, l’armée israélienne et le Hamas limitent les violences lors de la « marche du retour » (Piotr Smolar – Le Monde)

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Quatre manifestants, dont trois mineurs, ont été tués lors de ce premier anniversaire de la « marche », et 63 autres blessés par balles, mais malgré tout, c’est le soulagement qui dominait samedi.

Les éclopés, les miséreux, les curieux, les gosses qui font les fiers à bras, les anciens plus sages et les femmes en foulard, les charrettes de snacks, les journalistes sanglés dans leurs gilets de protection : samedi 30 mars, tous les acteurs de la « marche du retour » se sont à nouveau déployés le long de la frontière, en face des troupes israéliennes massivement mobilisées. A Gaza, tout se mesure selon une échelle anormale. Quatre manifestants, dont trois mineurs, ont été tués lors de ce premier anniversaire de la « marche », et 63 autres blessés par balles, mais c’est le soulagement qui domine.

D’abord en raison de la faiblesse relative de ce bilan, en comparaison des journées les plus sanglantes de ce mouvement populaire, qui a fait à ce jour 199 morts et 7 100 blessés par balles. Ensuite, en raison de l’atmosphère électrique qui a précédé, des discours alarmistes israéliens, des mouvements de troupes à la frontière. Mais à Gaza, le soulagement a une durée de vie aussi limitée que l’espoir. Dans la nuit, cinq roquettes ont été tirées en provenance de Khan Younès, sans causer de dégâts. Les tanks israéliens ont répliqué en visant plusieurs postes du Hamas. Déjà, les acteurs se concentrent sur la semaine à venir, décisive sur un plan diplomatique et humanitaire, qui doit permettre au médiateur égyptien d’arracher un résultat concret, au bord du vide et à l’approche des élections législatives du 9 avril en Israël.

Des dizaines de milliers de Palestiniens – 40 000 selon l’armée, qui minimise toujours la mobilisation – ont bravé la pluie et le vent mauvais pour affluer vers les cinq points de rendez-vous habituels. De part et d’autre, des consignes avaient clairement été données et respectées. A l’arrivée au point de Malaka, à l’est de Gaza-ville, des policiers du Hamas étaient déployés pour empêcher notamment tout acheminement de pneus à brûler. Il s’agissait de l’une des exigences israéliennes. Aucun camion transportant des dizaines de pneus n’a été prévu, contrairement à ce qui était organisé en 2018, lors des journées les plus intenses de la « marche ».

En outre, des centaines de volontaires en gilet orange ont été positionnés plus près de la zone tampon de 300 mètres. Le haut comité d’organisation de la « marche », où toutes les factions sont représentées, a voulu ainsi montrer sa volonté de juguler les violences. Pas de cerfs-volants et de ballons incendiaires aux deux rassemblements où Le Monde était présent, à Malaka et Jabaliya. Seules les frondes habituelles étaient de sortie, aux avant-postes.

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Dispositif inédit au point de rassemblement de Malaka, est de #Gaza-ville. Barrage policier à l’arrivée. Puis des centaines de volontaires en gilets oranges.

Laisser une chance aux consultations en coulisses

Côté israélien, l’armée a rapporté le lancement d’engins explosifs et de grenades. Mais elle a surtout noté que « la plupart des manifestants se trouvaient près des tentes », soit loin de la clôture. Le contraste entre les consignes opérationnelles et celles de l’an passé était spectaculaire. De façon systématique, les jeeps qui patrouillaient le long de la clôture, à Jabaliya, lançaient des salves de cartouches, répandant le gaz lacrymogène au milieu des grappes de jeunes gens, dans les herbes folles. Par centaines, les manifestants s’avançaient à l’intérieur de la zone tampon, certains à quelques dizaines de mètres de la clôture. Mais les soldats postés de l’autre côté évitaient d’utiliser des balles réelles, dans la plupart des cas.

Les organisateurs de la « marche », qui ont annoncé sa poursuite en 2019, veulent préserver cette forme de pression sur Israël. Mais l’anniversaire de samedi devait laisser une chance aux consultations en coulisses. « La consigne donnée a été de préserver les vies, explique Waji Abou Zarifa, membre du haut comité de la marche et du Parti du peuple palestinien (communiste), croisé à Malaka. La délégation égyptienne que nous avons vue hier nous a demandé du temps pour discuter de la levée du blocus. Il y a beaucoup de jeunes présents ici, on ne peut mettre un policier derrière chacun. Certains s’approchent pour jeter des pierres. Mais les Israéliens ont dit aux Egyptiens qu’ils n’utiliseraient pas de balles réelles contre eux. Le gaz, ça va. »

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Mêmes scènes au point de rassemblement de Jabaliya. Le vent rabbat vers Israël le gaz lacrymogène, envoyé des jeeps de l’armée qui patrouillent le long de la clôture. #Gaza

Tandis que les heures passent, les jeunes s’enhardissent. Les nuées lacrymogènes blanchâtres sont vite rabattues par le vent vers le côté israélien. Alors les adolescents palestiniens défient les soldats d’encore plus près. Psychologie émeutière de base, l’audace des uns nourrit l’inconscience des autres. La foule s’enivre des émotions qu’elle génère.

Beaucoup, à l’arrière, sont au spectacle, le spectacle de leur propre vie dérisoire. Les autorités israéliennes ont mis en garde les Gazaouis pendant des jours, en leur disant de ne pas pénétrer dans la zone tampon. Mais ces avertissements pèsent peu par rapport aux ressorts psychologiques actionnés. On y va car les autres y vont. On y est car on y a déjà été, l’an passé. On s’y trouve car là a lieu l’événement, l’exceptionnelle animation collective en ce samedi autant privé de distractions que les autres. Le Hamas a démontré sa forte capacité à juguler les violences, mais les Gazaouis ont aussi une part d’autonomie, de libre arbitre, jusqu’à la mort.

Obstination

Adham Abou Sabra incarne cette obstination. Accroché à ses béquilles, le jeune homme de 26 ans, originaire de Chejayia, revendique quatre blessures à la même jambe droite. La dernière fois, c’était le 18 janvier, au point de rassemblement de Malaka. Il avait essayé de franchir la clôture. Menuisier sans emploi, il rejette les consignes de prudence. « Ils peuvent dire ce qu’ils veulent, les jeunes ne respecteront pas ça, ils sont pleins de rage et d’émotions. Je continuerai à venir ici jusqu’au dernier jour de ma vie. Pourquoi avoir peur ? » Il émiette des graines de tournesol. Le ciel est bas.

Plus loin se tient Mohammed Harara, 40 ans. Originaire lui aussi de Chejayia, il a marché avec sa femme et ses cinq enfants. Il n’a pas de boulot. Il rêve de Jaffa, près de Tel-Aviv, d’où vient sa famille. Pourquoi avoir amené les plus jeunes près de la frontière, malgré le danger ? « Pour qu’ils voient nos terres volées. Ma fille m’a dit qu’elle espérait rentrer aujourd’hui en martyre. » Celle-ci sourit, toute chétive, elle a 13 ans. Son père croule sous les malheurs. La maison familiale a été détruite pendant la dernière guerre, à l’été 2014. Son plus jeune fils, dans les bras de sa mère, a besoin d’une transplantation de foie. Mohammed Harara a sollicité toutes les factions, mais personne ne répond. « J’accepterais bien, si Israël voulait l’aider. Ce serait une affaire humanitaire, rien à voir avec le conflit. »

Humanitaire, et non politique : telle est la vocation de l’accord en gestation pénible, porté à bout de bras par l’Egypte. Sa délégation poursuit ses consultations et les allers-retours par le point de passage israélien d’Erez. Talal Abou Zarifa, représentant du Front démocratique pour la libération de la Palestine (FDLP), a rencontré les responsables égyptiens vendredi soir, avec les autres factions. « Ils nous ont présenté les points acceptés par les Israéliens. On doit empêcher les morts à la frontière, pour ne pas donner d’excuses aux soldats. Ensuite, ils seraient prêts à porter la zone de pêche à 12 milles marins, à lever l’embargo sur 30 % des biens considérés à usage dual [pouvant servir à des fins militaires selon l’armée]. Ils permettraient l’entrée de plus de camions avec de la nourriture. Enfin, ils autoriseraient l’argent du Qatar pour payer le fioul de la centrale électrique. »

Selon Talal Abou Zarifa, ces engagements devraient se concrétiser « au milieu de la semaine à venir ». Au cours de nouvelles discussions indirectes, le Hamas et Israël devraient ensuite s’entendre sur les projets à moyen terme, comme le développement de zones industrielles. Mais Gaza a appris depuis longtemps à ne plus croire à demain.