29e édition des Ateliers Républicains

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Rencontre avec Stéphane Encel – Commentaire de Gérard Rabinovitch


Jeudi 22 juin, les « Ateliers républicains » d’ELNET ont reçu Stéphane Encel dans le cadre du Cycle thématique « Enjeux des démocraties contemporaines », à l’occasion de la parution de son ouvrage Le Monde selon Orwell, avez-vous bien lu 1984 ? .

Stéphane Encel, est docteur en histoire, enseignant dans des établissement d’enseignement supérieur. Il préside la commission « Histoire et mémoire de la LICRA », et est l’auteur de nombreux ouvrages, tant sur des thèmes relatifs au judaïsme, que sur des productions de programmes audiovisuels. Il vient de faire paraitre une invitation à une relecture de l’œuvre la plus célèbre de Georges Orwell, 1984, sou le titre de Le Monde selon Orwell, avez-vous bien lu 1984 ?  aux éditions du Cerf.

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Stéphane Encel s’est proposé de resouligner la profondeur de l’œuvre d’Orwell dans la pensée du monde contemporain dans lequel nous habitons. Et la réflexion qui s’y énonce sur la déshumanisation du monde.

Il rappelle – pour commencer – la particularité de ce livre dont le titre originel devait être Le dernier homme d’Europe. Écrit par un auteur déjà bien connu et reconnu. Et dont la rédaction avait commencé au début des années 40, pour une parution en 1949.

Parution qui rencontra un succès immédiat tant critique que de diffusion en librairies.

Au rendez-vous calendaire du titre en 1984, l’œuvre fut l’objet d’un grand colloque qui témoigna de la force d’empreinte de l’ouvrage, et qui s’articula sur deux versants : Orwell avait-il eu raison ? Orwell avait-il eu tort ?

Mais c’est à partir des années 90 et la nouvelle ère du numérique des GAFAM, que l’avertissement du livre connut une seconde vie. Il est devenu un ouvrage plus largement cité lorsque sont interrogées les pratiques d’intrusion et de surveillance des GAFAM, que lorsqu’on aborde les totalitarismes étatiques.

Pour Stéphane Encel, son succès a transformé le statut de l’œuvre d’Orwell. Celle-ci est devenue un « classique » dont il donne la définition : un « classique » est un ouvrage qui va être étudié dans les universités, qui va susciter des thèses à son propos, qui va être introduit dans le cursus scolaire et universitaire. Un incontournable, cité dans les listes de lecture favorite. Mais selon l’adage c’est aussi « un ouvrage que tout le monde veut avoir lu sans avoir à le lire »…

Ouvrage iconique tout en étant galvaudé au point de vider de sa substance l’œuvre.  Sa trivialisation « tout est orwellien », comme « tout est kafkaïen », n’émousse-t-il pas son tranchant ?  Si tout est orwellien, comme tout est facilement dit kafkaïen, plus rien ne l’est ! D’où la question princeps de notre invité : 1984, est-ce encore lu ? Est-ce encore lisible ?

Stéphane Encel inscrit – pour répondre à sa question rhétorique – l’œuvre d’Orwell dans un ensemble d’œuvres littéraires ou cinématographiques, d’avant-guerre et d’après-guerre, qui annoncent ou alertent sur la destruction de l’humanité par la technologie.

Elle pousse dans le sillon ouvert par le Métropolis de Fritz Lang, ou la pièce de théâtre de Karel Capek R.U.R, où sera inventé le nom de « robot ».  Elle y côtoie Bernanos, Berdiaeff. Pour notre invité, la réflexion d’Orwell touche à la question de ce qu’est l’humain, dans des sociétés déshumanisantes et déshumanisées. Elle avait eu sous les yeux le stalinisme, et l’hitlérisme.

On pourrait d’ailleurs légitimement – souligne notre invité – mettre en résonnance 1984 avec Le Système totalitaire d’Hannah Arendt. Orwell illustrant Arendt. Arendt expliquant Orwell.

Autre résonnance de 1984 dans le motif d’alerter sur la déshumanisation – quoiqu’en désaccord sur le moyen structurel de son entreprise, c’est celle avec Le Meilleur des Mondes d’Huxley. Auteur aîné, très respecté par Orwell.

L’une insistant sur la « botte écrasant le visage », l’autre sur l’illusion d’un bonheur narcotique. Les deux présupposent l’indispensable d’un consentement accordé, par l’amont chez Huxley, ou en aval chez Orwell.

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Reste d’abord une double interrogation.

L’œuvre d’Orwell, anticipe -t-elle sur les GAFAM ? En manière pas tant de « Big Brother » mais de « Big Mother ». Incontestablement, elle peut en tout cas en faire usage allégorique pour comprendre leur fonctionnement.

L’œuvre d’Orwell se trouverait-elle réalisée dans la Chine contemporaine ? Avec ses caméras à reconnaissance faciale ; ses drones de surveillance à distance ; ses injonctions sonores aux passants, venues du ciel ; sa « note sociale » qui pénalise ou encourage selon que l’on « marche dans les clous » du normatif imposé.

Puis une interrogation subsidiaire.

1984, était-ce une charge contre le socialisme, ou contre l’utopie socialiste ? Orwell a répondu à ces accusations notamment de la part des communistes. Il a explicitement dit que ce qu’il dénonçait, c’est le dévoiement du socialisme par le stalinisme, auquel il ajoutait la dénonciation du militantisme « de canapé » de ses tenants intellectuels en Angleterre. D’où a contrario qu’il avait un profond respect pour Arthur Koestler qui lui s’était « mouillé le maillot »…

Enfin une remarque.

Stéphane Encel postule que le monde de Big Brother décrit dans 1984 est une antithèse de celui enté sur le monothéisme psycho cognitif : pas d’interprétation, pas de libre arbitre, une communion collective axée sur et par la haine…

Alors il est possible de concevoir à quoi cette œuvre peut être pertinente pour nos temps présents.

Elle est un repère. Comme un étalon d’évaluation, comme un baromètre moral.

Elle aide notre jugement du présent, de ses tendances, de ses si les choses se prolongeaient, ainsi dans par exemple l’interface technologie et humanité. Où en est-on sur l’échelle d’Orwell ? telle est la question qu’elle promeut, et pour laquelle elle offre des mesures de jugement.

***

Les aboutissements de Stéphane Encel sont précieux.

Nous le suivons dans sa contribution à établir légitimement 1984 au statut narratif d’un Mythe. Là, où l’imaginaire le plus fictif peut se tenir au plus près du détourage d’une réalité qui reste à décrypter.

Un Mythe que nous comprenons à la façon de ceux par exemple qui se forgèrent dans la Grèce antique : Prométhée, Sisyphe, Narcisse, Œdipe, Icare, Orphée, Pandore, etc. Ils ne rendent pas raison d’une vérité historiquement avérée, mais d’une vérité spirituelle éthico-épistémologique, entée au cœur de la psyché individuelle ou collective.

1984 rejoint le petit nombre des œuvres de la « Seconde modernité » qui ont attrapé dans les filets de leurs allégories les désoclages des architectures humanisantes laborieusement construites au fil des siècles de l’épopée européenne : le Frankenstein de Mary Shelley, le Nous autres de Zamiatine, le Brave New world de Huxley, peut-être à compter parmi eux, le Procès de Kafka.

Ces œuvres fonctionnent à la façon de Mythes nouveaux dont la matière narrative est la science, les technosciences, l’historicité, les masses, le temps, comme nouveaux paysages et acteurs.

Nous le suivons également dans l’opposition qu’il pose entre le monde de « Big Brother » et l’éthico-cognitif articulé aux fondamentaux du monothéisme.

Nous insisterons par contre davantage, pour poursuivre dans la direction de cette opposition, sur l’accent que nous semble mettre Orwell sur le novlangue.

L’appendice que rédige Orwell sur le « novlangue » en complément de son récit, et qui en décrit les conditions et les opérations, n’est pas qu’une trouvaille fictionnelle pour la fioriture romanesque du trait, mais plutôt une mise en exergue de l’importance de l’enjeu du langage dans le monde d’épouvante déshumanisante que décrit le livre.

Quand on sait l’importance axiale du langage et de la parole dans la cosmogonie hébraïque, son éthique du bien dire, et son épistémologie jamais relâchée du sens des mots, des récits, des textes, on saisit d’emblée que le novlangue est son ennemi le plus redoutable.

Lorsqu’Orwell écrit dans son appendice que « le but du novlangue est non seulement de fournir un mode d’expression aux idées générales et aux habitudes mentales des dévots de l’angsoc, mais de rendre impossible tout autre mode de pensée » ; lorsqu’il ajoute qu’ « il était entendu que lorsque le novlangue serait une fois pour toute adopté, et que l’ancilangue serait oubliée, une idée hérétique – c’est-à-dire une idée s’écartant des principe de l’angsoc – serait littéralement impensable, du moins dans la mesure où la pensée dépend des mots » ; Il démontre se placer du côté de l’épistémologie éthique entée sur le monothéisme civilisateur.

Certes le panoptique de la surveillance est une terrible oppression, mais la plus grande déshumanisation c’est la décérébration par l’anomie lexicale et l’intrusion administrative dans la poétique des langues.

En prolongement, il n’est pas interdit de penser que le « wokisme », la théorie du « genre », l’écriture « inclusive », la « cancel culture », et autres fariboles de la rebellitude contemporaine pourraient faire écho au novlangue décérébrant orwellien… Et que se dresser contre relève, pour le moins, de la résistance démocratique.

Gérard Rabinovitch