Rencontre avec Joëlle Allouche-Benayoun et Paul Zawadzki « Antisémitisme, défaillance de la promesse démocratique » – Commentaire de Gérard Rabinovitch
Le jeudi 26 janvier 2023, les « Ateliers républicains » d’ELNET ont reçu dans le cadre du Cycle de séances de l’année dévolu aux promesses et défaillances du régime politique démocratique, Joëlle Allouche-Benayoun, psychosociologue, et Paul Zawadzki, politiste, sur le thème « Antisémitisme, défaillance de la promesse démocratique », et à l’occasion de la parution de l’ouvrage sous leur direction conjointe avec Claudine Attias-Donfut et Günther Jikeli intitulé : L’antisémitisme contemporain en France, rémanences ou émergences ? aux éditions Hermann.
La rencontre devait permettre, à partir d’un ensemble de travaux universitaires et de recherche, de sonder les réalités des manifestations d’antisémitisme en France aujourd’hui, par-delà les tapages médiatiques, et bien davantage encore : leurs négligences et contournements, du sujet.
Inventaires des faits, analyses de leurs permanences, interrogations sur leurs dénis publics sous manières de bénignité ou d’évitement, par les acteurs médiatiques et leurs affidés politiques à la remorque, ou de dénonciations gouvernementales en rituels sémantiques fossilisés, tels étaient quelques-uns des soubassements de cette rencontre.
Joëlle Allouche resitue d’abord le contexte du travail collectif et interdisciplinaire dont l’ouvrage évoqué est le résultat et la trace durable. Elle rappelle qu’il n’est plus très bien vu de s’intéresser à l’antisémitisme dans les milieux académiques des sciences humaines aujourd’hui. Pas à la mode, pas convenable, pour dire au moindre…. Voire suspect, aux temps du « wokisme » ou des dites études « décoloniales ».
La rareté actuelle des travaux en sciences humaines et sociales sur les manifestations d’antisémitisme contemporain, signe qu’il y là un problème redoublé. L’objet lui-même dans son revivalisme depuis – selon elle – les « années 2000 ». Et le fait que ce problème ne serait pas à aborder.
Joëlle Allouche note que l’axe premier flagrant – interpellant pourtant pour la réflexion en sciences sociales – est le retour de la thématique d’un supposé « pouvoir juif » hantant la société française. Pouvoir « médiatique », « économico-politique », jusqu’à durant la période récente de la pandémie celui s’étendant dans sa fantasmatique tout à la fois à une propagation du virus, et concomitamment à la vaccination imposée. Elle note également que s’il n’y a pas de partis politiques en France se déclarant programmatiquement antisémites (comme ce fut le cas autrefois sous la troisième République), la NUPES et ses différentes composantes : LFI, le PC, et certains des Verts, déjà s’affichent dans l’hostilité à l’État d’Israël- en l’accusant de pratiquer l’« apartheid », en soutenant des figures pourtant identifiées comme liées au terrorisme comme Salah Hamouri – dans une stigmatisation qui déborde les seuls paramétrages de la critique légitime d’une politique gouvernementale.
Enfin, Joëlle Allouche, observe qu’il n’y a pas de consensus sur la définition et situation de l’antisémitisme contemporain. S’agit-il d’une persistance, d’une reviviscence, d’un nouvel avatar ?
En tout cas, en l’état actuel des travaux de recherche, ceux-ci montreraient 4 strates à cet antisémitisme contemporain. Strates coprésentes voire intriquées.
1ère strate : les sémantiques d’un antisémitisme « latent » qu’on retrouve dans toutes les couches de la société. Dont l’affaire de la pièce anticapitaliste à La Rochelle fait signe.
2ème strate : celui de l’extrême droite qui avance « masqué » après le négationnisme des années 80.
3ème strate : celui d’extrême gauche, « incendiaire », focalisé sur l’existence d’Israël.
4ème strate : celui des milieux islamistes et satellites des banlieues qui peut être « meurtrier ».
Paul Zawadzki insiste de son côté sur le « retard à l’allumage » dans le repérage des manifestations d’antisémitisme de la part des pouvoirs publics et des différents acteurs qui maillent la « société civile ».
Il y a dans cette recrudescence éludée, dans cette réduction à des faits isolés alors qu’ils sont déjà symptômes d’un fait social, dans cette invisibilisation de l’antisémitisme patent et la disparition de sa perception en tant que tel, dans ce déni de réalité quelques chose qui révèle une aporie, ou du moins une impasse, du fonctionnement démocratique.
Paul Zawadzki souligne que la négation ne porte pas sur la judéité des victimes d’actes antisémites, ni des dommages, violences, voire meurtres subis. Ce n’est pas une négation des faits eux-mêmes mais de leur signification qui s’évapore. La négation s’effectue dans la mise en intelligibilité des faits. Dans l’anéantissement de l’intention antijuive.
Voilà une nouveauté : l’histoire contemporaines de l’antisémitisme est devenue inséparable de ses négations. On ne peut que s’étonner de la difficulté à qualifier sans louvoyer les faits. Chaque acte antisémite, fait l’objet de contorsion, de contournement, de débats et de batailles (confère le calvaire de Madame Halimi, et les circonvolutions pour requalifier comme antisémites les tortures et le meurtre qu’elle subit).
Une telle surdité interroge, comme le souligna Joëlle Allouche, les sciences sociales de notre époque, mais encore engage la réflexivité démocratique.
Il est manifeste que l’embarras voire le malaise vient déjà du fait que cet antisémitisme s’exprime dans des formes et des lieux qui ne correspondent plus aux paradigmes de l’antisémitisme sous la IIIème République. Qu’il ne s’exprime plus dans le langage de l’extrême droite nationaliste. L’antisémitisme autrefois se formulait anti égalitaire. Il refusait aux Juifs la participation à la vie citoyenne qui faisait l’objet d’un rejet.
Il s’inverse maintenant.
Autrefois la République était trop « inclusionnaire », aujourd’hui elle est accusée d’être « exclusionnaire ». Le « nous » dé colonial n’accuse pas comme autrefois la République de trahir les morts, le terroir, l’héritage chrétien. L’antisémitisme s’est dissocié du nationalisme (sauf à l’Est de l’Europe), il s’est maintenant associé à l’anti-impérialisme, l’anticolonialisme, l’anticapitalisme, l’antiracisme. Les Juifs sont stipendiés comme élus des valeurs républicaines, et l’antisémitisme point un supposé philosémitisme d’État qui rive les Juifs à la domination et à la « blanchité ».
Ainsi les Juifs en France ne sont plus visés parce qu’ils seraient les représentants de l’anti France, mais parce qu’ils sont identifiés à la France.
À partir de ce décryptage, Paul Zawadzki conclut que dans ses réaménagements, l’antisémitisme épouse toujours les valeurs centrales, sous-jacentes, subreptices, mais néanmoins dominantes d’une société donnée.
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En rebond, tout comme en amont, de ce qui se dessine de la situation présente de l’antisémitisme en France, et dont nos invités nous ont donné non seulement aperçu descriptif mais aussi immersion phénoménale fructueuse, plusieurs impératifs pour la réflexion présente et l’anticipation des « coups » prochains de la haine contre les Juifs pourraient être retenus en guide de route.
La nécessité de sortir de toutes les tentations réductionnistes dans quelques disciplines que ce soit.
La nécessité de profonds déplacements épistémologiques qui ne se suffisent pas d’une convocation pluridisciplinaire même si elle est déjà précieuse comme en témoigne l’ouvrage et son collectif d’auteurs qu’ils ont représenté ici. C’est affaire aussi d’un feuilletage de méthodes d’extraction des faits et du sens qu’ils prennent.
Mais encore il s’agit de la nécessité d’un déplacement éthico cognitif sans illusion.
D’observer et d’interroger la reconduction depuis les Antiquités gréco-latines, époques après époques, du prépositionnement des Juifs et du judaïsme en figure d’infâme dans les remaniement discursifs chaque fois, en manière de pierre d’angle de leur consistance ; en fonction d’en assurer une solidité factice.
L’insistance d’immuabilité, d’invariance, de la fonction des Juifs dans la grammaire de l’Occident et ses périphéries, reconduite dans les réaménagements rationalisant qui s’enchaînent tout en se démarquant entre eux au déroulé de l’histoire, dépasse les promesses démocratiques, les subvertit, et les subjugue en les instrumentalisant. La démocratie malgré ses institutions n’a pas retourné, renversé, les « grandes régularités de langage dans l’Histoire » qu’invoquait Jean Pierre Faye.
Nous restons, alors, avec le scepticisme de Léon Poliakov après tant de travail universitaire et de recherche, cité dans la conclusion de nos deux invités à l’ouvrage qu’ils ont dirigé : « Mon Histoire de l’antisémitisme (…) reflétait lors de sa conception la mentalité commune des Juifs assimilés de ma génération : l’antisémitisme ne serait qu’un grandiose malentendu qu’il faut combattre en expliquant que ses victimes sont des hommes comme les autres, mais entourés de superstitions médiévales. J’ignorais qu’on n’exorcise pas un mal millénaire à l’aide d’une argumentation rationnelle (cf. L’Auberge des musiciens, Mémoires, éd Mazarine).
Gérard Rabinovitch