22e édition des Ateliers Républicains

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Rencontre avec Jean François Braunstein, Henri Vacquin, Renée Fregosi – Commentaire de Gérard Rabinovitch


 

Jeudi 27 octobre 2022, les « Ateliers Républicains » d’ELNET ont reçu sur l’interrogation générique des « Valeurs de droite et valeurs de gauche » et leur pertinence identificatoire aujourd’hui, le philosophe des sciences Jean François Braunstein, le sociologue du travail Henri Vacquin, la philosophe et politologue Renée Fregosi.

Jean François Braunstein est, à côté d’une œuvre riche en ouvrages d’épistémologie des sciences, l’auteur en 2018 de La philosophie devenue folle. Le genre, l’animal, la mort. Qui révéla de façon très documentée et analysée de ce qui se tramait dans les milieux universitaires principalement anglo-saxons qu’il avait pris la peine d’aller y voir au plus près. Il y sondait les idéologies du genre, de l' »animalisme » et de l' »euthanasisme », les absurdités et les abjections qui s’y déployaient, sous couvert d’une discursivité compationnelle. Il vient de faire paraitre en prolongement de celui-ci, un second ouvrage La Religion Woke. Il y décrit tout ce qui s’y installe de liberticide.

Henri Vacquin, est sociologue du travail, analyste des conflits dans l’entreprise. Il est l’inventeur et l’initiateur d’une méthode d’analyse des conflits dans les entreprises qui prend le contre-pied de ce qui se pense à leur sujet : maladie honteuse pour le patronat, outil de marche vers le socialisme pour les syndicats. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages sur ce sujet : Paroles d’entreprise (1986), Le Sens d’une colère (1996), Mes acquis sociaux (2008). Il a contribué au récent ouvrage collectif (sous la direction de Gérard Rabinovitch) Crise de l’autorité et de la vérité ; désagrégation du politique (2022), dans lequel il revient sur le cœur de l’héritage qu’il reçut des siens : « le sabotage du travail c’est un sabotage de soi-même », clé d’une éthique de la subjectivation dans le travail.

Renée Fregosi, est philosophe, politologue, membre de l’Observatoire du décolonialisme, militante féministe, et de tendance libertaire. Elle a publié de nombreux ouvrages dont Parcours transnationaux de la démocratie (2011), Les Nouveaux autoritaires. Justiciers, censeurs et autocrates (2016), Français encore un effort pour rester laïcs (2019), et Comment je n’ai pas fait carrière au PS. La social-démocratie empêchée (2021). Elle vient de faire paraitre dans La Revue des deux mondes, « Ce néo féminisme qui nous afflige » dans lequel elle pointe dans les revendications féministes contemporaines un renversement des horizons des luttes féministes antérieures jusqu’au contre sens de ce qui était leurs motifs initiaux.

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La rencontre de cette séance n’interrogeait pas la dimension politicienne des notions de gauche et droite et leur inscription dans l’espace politologique public ; elle visait – dans le fil d’une alerte sur le devenir mondial du projet politique démocratique intrinsèquement lié au travail d’humanisation de l’homme – à pointer trois des champs de tensions internes aux sociétés démocratiques contemporaines. Là où se joue l’avenir d’une société démocratique bonne, et qui font actuellement objet d’assauts destructeurs, et symptômes d’effondrements paradigmatiques.

L’université, comme champ des savoirs en construction, enseignements, et partages sociétaux, en péril de démantèlements ; le monde du travail comme espace possiblement autre que celui d’un seul asservissement dé subjectivant, livré au mépris managerial ; l’égalité homme-femme comme domaine encore à construire d’une expérience fondatrice d’une profonde altérité, solidaire et réciproquement empathique ; saccagée, avant d’être bâtie, de vindictes tonitruantes et d’envies fulminantes.

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Jean François Braunstein nota l’évitement, l’esquive, le déni, et souvent l’hostilité, aux interrogations sur ce qui se trame aujourd’hui dans les universités. Et sur ce que le « wokisme » non seulement dit mais fait.

Il y discerne un démontage de tout ce qui fut ouvrage des Lumières dans l’histoire moderne.  Mais aussi de ce de quoi elles furent le moment fécond dans l’histoire occidentale depuis les temps anciens. Il rapporte en illustration quelques exemples indicateurs d’un mouvement profond tel le remplacement dans l’université du Minnesota du solennel serment d’Hippocrate par un engagement rituel contre la « binarité du genre », le « suprématisme blanc », pour les « savoirs indigènes ». Il perçoit à travers ces exemples et les narrativités dont ils sont les produits, la naissance de ce qu’il interprète comme une religion nouvelle avec sa propre « vision du monde », née dans l’université et dont d’ailleurs elle reproduit les traits ordinaires : ressentiment, philistinisme, bureaucratie. Les trois piliers de ce qu’il interprète comme un mouvement religieux, sont la « théorie du genre », la « théorie critique de la race », la « théorie de l’intersectionnalité ».

Affirmant que les sciences ne pourraient être objectives, ils soutiennent une « épistémologie du point de vue », sous le syntagme de « savoirs situés » ils charpentent un renversement générique : contre la vérité, contre l’universalisme, contre les notions de progrès, de raison, de rationalisme, contre le droit, contre l’individualisme démocratique.

Dans l’observation de l’élan de ce démontage délétère, Jean François Braunstein note au passage qui – par surcroit – peut en faire profit ; en notant qu’Al Jazeera soutient les idées wokes….

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Henri Vacquin, lui, revient en point d’appui sur la Déclaration de Philadelphie (10 mai 1944). Pour rappel il s’agit d’un document qui énonçait pour après la Seconde guerre mondiale, les principes directeurs des politiques nationales et internationales en mandat à l’Organisation Internationale du Travail pour la promotion du bien-être commun de l’humanité en horizon à atteindre « quelles que soient les tourmentes économiques qu’elles puissent rencontrer ». La Déclaration affirmait la centralité des droits humains pour tous, et l’OIT devait considérer et évaluer à la lumière de cet objectif tous les programmes d’actions et mesures d’ordre économique et financier. En 1946, cette Déclaration a été annexée à la Constitution de l’OIT. Et bien que les publics l’ignorent, elle était sensée avoir la même importance solennelle au sortir de la guerre que la Déclaration universelle des Droits de l’homme.

Henri Vacquin souligne le point d’insistance de la Déclaration : « Que le travailleur soit employé à des occupations qui mettent en exergue : habileté, connaissance, et bien être commun ».

Il s’agissait là, comme pour la Déclaration universelle des Droits de l’homme, – et ajoutons nous-même : comme pour le « Code de Nuremberg » qui établit l’impératif d’un « consentement » volontaire et éclairé à l’expérimentation médicale et put ainsi servir d’appui à l’acte d’accusation des médecins SS lors du procès de ceux-ci – d’un bricolage non anodin pour un sauvetage du sujet humain.

Cette Déclaration tentait de réparer en rustine ce que depuis un siècle et demi avait été ignoré, dilapidé, dénié, tant par la « révolution industrielle » que par le « bolchévisme », la valeur du travail comme lieu de subjectivation, comme il en allait au moins partiellement auparavant dans le « travail manuel ». Et ce au profit de la « division du travail » en fragmentation infinie vers un travail prescrit, des tâches réduites, l’élimination de toute initiative qui puisse y être menée. Dans le seul objectif en postulat qu’il n’y a de bien fondé que les résultats que le travail assujetti obtient. Socialisme et libéralisme furent complices sur ce domaine. Avec du côté du libéralisme, l’aptitude à « acheter » la nuisance qu’il faisait à la « valeur du travail ». Droite et gauche ont gardé tout du long de l’après-guerre jusqu’à aujourd’hui le même mépris de la « valeur du travail » subjectivante et citoyenne, et l’indifférence à ce que posait en repérage humanisant la Déclaration de Philadelphie.

Nous trouvons toujours la trace de ce mépris dans le management contemporain qui prolonge la chosification des travailleurs par le management dans les entreprises. Qui promeut la variable d’ajustement des effectifs, et adresse « en interne » un vœu de mort implicite pour tous les plus de cinquante ans ouvriers employés, cadres.

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Renée Fregosi, redit son inclinaison libertaire en préambule, et son rejet d’un clivage essentialiste entre « gauche » et « droite » définies selon la disposition où chacun se trouve entre « camp du Bien » et « camp du Mal », voie ouverte à toutes les tyrannies potentielles et aux totalitarismes.

La chose s’est d’autant renforcée que les significations se sont obscurcies. Que la gauche affiche des tropismes autoritaires et obscurantistes, là où la droite se recentre en défenses des fondamentaux de la République.

La gauche en héritage de l’écho de la violence bolchévique est complaisante à tout ce qui prend visage de violence radicale et anti occidentale quelles qu’en soient par ailleurs les intentions ; fut-elles les plus rétrogrades et liberticides.

Le mouvement d’émancipation des femmes nommé féminisme, n’y échappe pas.

Renée Fregosi préfère le nommer « néo féminisme », en emploi qu’elle avait proposé il y a déjà plusieurs années du préfixe « néo » qui en même temps dit une filiation et une trahison du passé.

Son caractère dominant est la « victimisation » en essentialisme de la supposée condition de la femme qui trahit les femmes, en les infantilisant de fait, en bafouant leur dignité. En les enfermant dans une position victimaire, ce néo féminisme alimente des flux puritains, des préjugés sexistes, une criminalisation ontologisante des hommes, et justifie l’installation de véritables polices des mœurs dans lesquelles l’intimidation politique n’est jamais loin du simple business.

Ce ressassement d’une victimisation sans rémission, ouvre la voie à toutes les perversions, et se signale encore par un silence assourdissant qui dit en creux le mépris dont sont l’objet les femmes iraniennes, afghanes, ou dans les banlieues des villes de France, celles qui sont réellement opprimées.

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Ce que nos trois invités, chacun sur l’axe de leur interpellation et de leur expertise, soulignent explicitement ou implicitement c’est que la ligne de fracture qui courait l’espace politique auparavant, a glissé. Voire, même, s’est renversé.

Ils retrouvent là cet avertissement anticipateur fait par Max Horkheimer, dès les années 60-70 :

« Le vrai conservateur n’est pas moins éloigné du nazi et du néo nazi que le vrai communiste l’est du parti portant ce nom.

La ligne de démarcation passe par le respect et le mépris du vivant, non pas entre ce qu’on appelle gauche et droite, opposition bourgeoise déjà périmée.

Les cliques peuvent bien se combattre quand leurs intérêts l’exigent leurs adversaires réels ce sont les individus conscients d’eux-mêmes » (Notes critiques, 1966-1969).

Ce qui nous semble devoir y être entendu : ni ne se trahissant eux-mêmes, ni ne laissant choir, quoique portefaix désenchantés, l’humanisation de l’homme.

À l’époque où Horkheimer consigne son observation, c’était plutôt encore une tentative de s’ébrouer des excès surmoïques qui courrait en transversale les sociétés occidentales.

Aujourd’hui, ce sont les Idéaux du moi, en liens civilisationnels de notre région du monde, hérités d’Athènes et de Jérusalem, La Raison grecque et la Justice monothéiste hébraïque, durement acquis et construits au fil des siècles sous les toponymes spirituels et cognitifs de la Vérité et de l’Universel, qui sont vandalisés. Avec en seule perspective l’exaltation et l’exultation d’un petit Moi idéal, aussi arrogant que fragile.

Gauche-droite ne sont plus des identifications pertinentes, non pas au profit d’un éventuel « centre mou », mais parce que l’enjeu a changé d’échelle. Leurs frictions masquent un KulturKampf, un combat culturel, dans lequel « culture » vaut pour « civilisation ».

C’est ce que nous continuerons de sonder, d’explorer, et d’éclaircir.

Gérard Rabinovitch