Le système judiciaire israélien a besoin d’une évolution, pas d’une révolution

Share on facebook
Share on twitter
Share on linkedin
Share on print
Share on email

par le Dr. Emmanuel Navon, CEO d’ELNET – Israël


La controverse autour des changements constitutionnels proposés par le gouvernement Netanyahou laisse beaucoup d’observateurs perplexes. Le but de cet article est de comprendre la controverse autour des réformes proposées, et de suggérer une solution constructive à la crise constitutionnelle actuelle.

  • Pourquoi la Cour suprême est-elle accusée d’excès de pouvoir judiciaire ?

En l’absence d’une constitution écrite, le mécanisme de séparation des pouvoirs en Israël s’est développé de façon empirique. Lors des trois premières décennies qui suivirent l’indépendance d’Israël en 1948, le parti socialiste (ou Mapaï) dominait la vie politique du pays. En l’absence d’un parlement bicaméral, d’un véto présidentiel, et d’élections régionales pour la Knesset, le seul contre-pouvoir à l’exécutif était (et continue d’être) la Cour suprême. Menahem Begin ne tarissait pas d’éloges sur le système judiciaire précisément parce que les juges étaient son seul bouclier dans un système dominé par David Ben-Gourion.

Dans la politique israélienne contemporaine, l’activisme judiciaire est généralement décrié par la droite et défendu par la gauche. Mais c’était le contraire il y a cinquante ans. Yitzhak Rabin démissionna en 1977 parce que le Procureur général de l’époque, Aharon Barak, décida de le mettre en examen à cause d’un compte bancaire en dollars qu’il détenait illégalement avec sa femme aux Etats-Unis (la démission de Rabin ouvrit la voie à la victoire historique du Likoud la même année).

La Cour suprême israélienne devint plus activiste sous les présidences de Meïr Shamgar (1983-1995) et d’Aharon Barack (1995-2006). C’est à cette époque que la Cour introduit cinq changements fondamentaux dans le droit constitutionnel israélien en déclarant que :

1) Les lois fondamentales d’Israël constituent collectivement et de facto une Constitution, et que la Cour est autorisée à invalider a posteriori des lois jugées anticonstitutionnelles ;

2) Tout est justiciable, c’est-à-dire que la Cour peut juger de toute question même si elle n’est pas proprement juridique ;

3) Il ne devrait y avoir aucune restriction à l’introduction d’une requête auprès de la Cour, ce qui signifie que tout le monde peut saisir la Cour suprême sans avoir à prouver une quelconque atteinte à ses droits ;

4) Les avis du Conseiller juridique du gouvernement ne sont pas de simples conseils mais des décisions auxquelles le gouvernement doit se plier ;

5) La Cour suprême peut invalider des décisions gouvernementales non seulement lorsque celles-ci sont illégales mais également « déraisonnables » (aux yeux de la Cour).

Certains de ces principes sont la norme dans de nombreuses démocraties. Mais, en Israël, ces principes n’ont pas été décidés par le législateur et n’ont pas fait l’objet d’un débat public. Ils ont tout simplement et unilatéralement été imposés par la Cour suprême. Ces excès du pouvoir judiciaire ont atteint un nouveau sommet en 2018 après que la Knesset a voté une loi fondamentale qui définit officiellement Israël comme un État-nation.

Comme on pouvait s’y attendre, la Cour fut saisie par les députés et les organisations civiles opposés à la loi. Selon sa propre doctrine (à savoir que les lois fondamentales ont un statut constitutionnel) la Cour n’était pas compétente et aurait dû rejeter ces saisines d’emblée. Elle n’en fit rien. La Cour annonça, par une révision soudaine de sa propre doctrine, qu’elle se considérait compétente pour invalider des lois fondamentales. La loi « Israël : État-nation » ne fut pas invalidée non pas parce que la Cour se déclara incompétente mais parce qu’elle ne trouva rien à redire de la loi elle-même. Ce nouvel ordre constitutionnel a produit un déséquilibre parce qu’il donne le dernier mot au pouvoir judiciaire sur des questions de politique, et parce qu’il a transformé de facto la Cour suprême en seconde chambre utilisée par les députés lorsqu’ils perdent un vote à la Knesset. Ajoutez à cela que la gauche israélienne continue de payer le prix électoral de l’échec du processus d’Oslo, tout en pouvant compter sur des juges qui lui sont majoritairement favorables, et vous comprenez pourquoi la droite israélienne accuse le « gouvernement des juges » de lui dérober ses victoires électorales.

C’est pourquoi l’activisme judiciaire est devenu en Israël l’une des lignes de partage entre la droite et la gauche.

  • En quoi le projet de réforme actuel est-il trop radical ?

Les réformes présentées par Yariv Levin le 4 janvier 2023 incluent les éléments suivants :

1) Le gouvernement (donc le Premier ministre) nommera les juges de la Cour suprême ;

2) La Cour perdra son droit de regard sur la législation de la Knesset car cette dernière pourra relégiférer avec une simple majorité de 61 les lois invalidées par la Cour (« clause dérogatoire ») ;

3) La Cour ne pourra plus évoquer le principe de « déraisonnabilité » pour invalider des décisions gouvernementales ;

4) Les décisions des conseillers juridiques du gouvernement cesseront d’être exécutoires, et les ministres pourrons nommer et licencier le conseiller juridique de leur ministère sans droit de regard du ministère de la Justice.

Si ces changements venaient à être adoptés en bloc, il n’y aurait plus de contre-pouvoir réel à l’exécutif. Au lieu de rétablir un équilibre enfreint par trois décennies de jurisprudence abusive, ces réformes remplaceront un déséquilibre par un autre.

 

  • Quel serait un compromis raisonnable ?

Il est en revanche nécessaire et possible de rétablir une séparation équilibrée des pouvoirs avec un soutien public large, grâce aux cinq réformes suivantes :

  • Le principe de justiciabilité (les pouvoirs de révisions de la Haute Cour) doit être clairement délimité et ne pas s’appliquer à toutes les décisions gouvernementales et à toutes les lois de la Knesset ;
  • Le principe de « déraisonnabilité » doit être restreint sans pour autant être éliminé (comme l’a proposé d’ailleurs le Juge Noam Solberg) ;
  • Saisir la cour ne doit s’appliquer qu’aux individus directement concernés par la loi ou par la décision gouvernementale qu’ils contestent ;
  • Tant l’invalidation des lois que le pouvoir de re-légifération de la Knesset (clause dérogatoire) doivent reposer sur une majorité qualifiée. Il faut qu’Israël adopte une Charte de droits fondamentaux parallèlement à une éventuelle clause dérogatoire et que cette clause ne soit pas applicable aux droits fondamentaux ;
  • Le pouvoir d’invalidation de la Haute Cour ne doit pas s’appliquer aux lois fondamentales, mais d’un autre côté la Knesset ne doit pas pouvoir ajouter arbitrairement l’adjectif « fondamentale » à toute loi de son choix.

De telles réformes doivent faire l’objet d’un débat public et être soutenues par une majorité large. La coalition actuelle contrôle 53% de la Knesset mais n’a obtenu que 48,38% des voix de l’électorat. Il n’est pas raisonnable d’adopter des réformes radicales et controversées avec le soutien de moins de la moitié de l’électorat. Les sondages récents indiquent clairement que les Israéliens dans leur majorité ne veulent pas d’une réforme précipitée et déséquilibrée.

Quant au comité de nomination des juges, il a déjà été reformé et ce de façon efficace. Ce comité est composé de neuf membres : deux ministres (dont le ministre de la Justice), deux députés, deux membres du barreau et trois juges de la Cour suprême (dont son président). L’affirmation selon laquelle « les juges nomment leurs remplaçants » n’était pas sans fondement dans le passé car, jusqu’en 2008, les trois juges de la Cour suprême se mettaient d’accord avec les deux avocats du barreau et disposaient ainsi d’une majorité automatique qui leur permet d’imposer leurs candidats.

Mais cela n’est plus le cas. En 2008, la loi fut amendée et elle exige à présent une majorité de sept membres sur neuf. Tous les membres du comité sont donc acculés au compromis. Ce mécanisme, qui a permis à des Gardes des Sceaux conservateurs tels qu’Ayelet Shaked et Gideon Sa’ar de bloquer des candidats activistes et de nommer à leur place des juges modérés, prouve que des réformes graduelles et efficaces sont possibles. Mais une réforme supplémentaire du comité de nomination des juges peut être envisagée.

La proposition du Président Herzog d’ouvrir un dialogue national et apaisé est la bienvenue. L’État d’Israël a besoin d’un ordre constitutionnel agréé, clarifié, et équilibré.

ELNET Le système judiciaire israélien a besoin d’une évolution, pas d’une révolution (13)