Addictions, conduites à risque, dépressions… Israël, une société traumatisée

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Deux ans après les attentats du Hamas, les psys israéliens, débordés par les demandes de prises en charge, constatent que le 7 Octobre « a réveillé des histoires familiales douloureuses ».

De notre envoyé spécial en Israël, Romain Gubert
Publié le 03/10/2025 à 06h30


Joëlle Lévy-Guedj reçoit ses patients dans une élégante petite maison d’un quartier bobo de Tel-Aviv. À deux pas de chez elle, dès la nuit tombée, la jeunesse dorée envahit les restaurants et les bars. Un peu plus loin, c’est la plage, bondée dès le vendredi après-midi et jusqu’au samedi soir. Musique à fond, pique-niques familiaux, jeux de raquettes, baignades…

Spécialiste de la gestion de la colère, la psychologue explique :
« Ce n’est pas de l’insouciance, seulement une façon d’oublier un instant… Car, en rentrant de la plage, vous tombez sur la photo d’un otage placardée sur un mur qui vous regarde droit dans les yeux. Vous vous sentez coupable. Vous entendez une sirène qui résonne pour prévenir qu’un missile entre dans le ciel israélien. Vous avez peur pour vos proches. Vous croisez un jeune soldat de 20 ans en uniforme qui rejoint son unité pour partir à Gaza. Vous tremblez pour lui… »

Joëlle Lévy-Guedj, spécialisée dans la gestion de la colère, reçoit surtout des femmes, encore bouleversées par la nature des meurtres du 7 Octobre.
© Sébastien Leban pour « Le Point »

Comme tous ses confrères, depuis le 7 octobre 2023 et les massacres du Hamas, son cabinet ne désemplit pas. Elle reçoit surtout des femmes. Des jeunes mères qui ne savent plus trouver les mots pour rassurer leurs enfants, des mères de soldats. Mais pas seulement.
« Deux ans après, beaucoup de mes patientes restent comme sidérées par la nature même de ces meurtres de masse. Les terroristes ont joué avec les tabous les plus archaïques et avec ce qui fait de nous des humains : le corps, l’appareil génital, etc. Nous n’en mesurons pas encore toutes les conséquences… Le trauma est installé pour des années. »


Des groupes de parole destinés aux hommes

Le Centre israélien sur la toxicomanie et la santé mentale évoque une hausse de 25 % de la consommation de drogue dans la population israélienne. En un an, l’utilisation de somnifères et d’analgésiques a explosé de respectivement 180 % et 70 %. Les divorces sont en hausse de 7 %. Troubles du sommeil, crises d’angoisse, dépressions avancées, violences domestiques, explosion du nombre de crises d’eczéma…

Même si elles manquent encore de précision, plusieurs études estiment à environ 3 millions le nombre d’Israéliens (sur une population de 10 millions) souffrant de troubles plus ou moins importants. La situation est encore pire pour les soldats envoyés à Gaza (pour la plupart des appelés et des réservistes). Même si le sujet est tabou, une centaine d’entre eux se seraient donné la mort à leur retour. Près d’un tiers des soldats seraient touchés par un choc post-traumatique, voire en situation de burn-out. Problème : il faut en moyenne six mois d’attente pour consulter un des 17 000 psys du pays.

À Tel-Aviv, l’antre de Tamir Ashman ressemble à une salle de sport. Table de massage, espaliers, tapis de sol, haltères…
« Ne vous méprenez pas : ce sont les appareils de ma compagne. Elle travaille avec des femmes pour améliorer leur condition physique. Chez nous, c’est un peu l’inversion des genres, dit-il en souriant. Ma pratique, elle, s’appuie sur le yoga, la respiration et surtout la parole. »

Ashman a monté à travers tout le pays une vingtaine de groupes de parole destinés aux hommes, et notamment aux jeunes soldats.
« Le trauma qu’ils traversent est d’autant plus douloureux et insondable que nous sommes une société particulièrement masculiniste. Chez nous, un garçon ne parle pas de ses douleurs, ne pleure pas, n’exprime pas ses peines. Il est programmé pour devenir soldat. Ma mission consiste à les aider à accepter leurs faiblesses, à ce qu’ils les regardent en face. »

Il sait de quoi il parle : son père ne s’est jamais remis de la guerre du Kippour (1973), pendant laquelle, soldat, il a perdu un de ses amis.
« Des milliers de jeunes, une fois de retour de Gaza et démobilisés, partent se laver la tête en Thaïlande pendant plusieurs mois, comme s’ils fuyaient, sans avoir les armes psychologiques pour se défendre. Beaucoup d’entre eux deviendront des bombes à retardement d’autant plus puissantes que, à 20 ans, la colonne vertébrale psychique est encore en construction. »


Victimes d’un « trauma cumulatif »

Ne pas laisser le trauma s’installer… Telle est la mission que s’est assignée Cathy Lawi, médecin et thérapeute spécialisée. Il y a dix ans, lorsqu’elle a créé Emotion Aid, un réseau qui enseigne notamment les bonnes pratiques aux psychologues, ses efforts se concentraient sur la gestion des violences domestiques ou des traumatismes liés à l’enfance. Depuis deux ans, elle a mis son réseau à disposition des civils et des militaires. Avec un objectif : la victime d’un traumatisme met en moyenne quatre ans avant d’accepter de consulter.

« Plus on réduit cette durée, plus on commence à travailler efficacement. »

Sur la table basse de son salon, dans sa magnifique maison installée dans le quartier résidentiel de Raanana, une banlieue chic de Tel-Aviv, ses lectures du moment ne trompent pas : un livre sur la résilience des Allemands après 1945, une réédition de La Pesanteur et la Grâce, de Simone Weil, ou encore Cette douleur n’est pas la mienne, l’essai de Mark Wolynn sur la transmission des traumatismes à travers les générations.
« L’impact du 7 Octobre est d’autant plus fort qu’il a réveillé des histoires familiales souvent douloureuses que beaucoup d’Israéliens laissaient volontairement de côté. »

Ancien professeur de psychopathologie fondamentale et clinique à l’université Paris-Sud-Orsay, son confrère Michel Bar Wolkowicz, qui consulte en France et en Israël, en est lui aussi convaincu : les Israéliens sont victimes de ce qu’il appelle un « trauma cumulatif ».
« Beaucoup d’entre nous portent en eux une destinée familiale tragique : la Shoah, les pogroms d’Europe centrale ou encore l’exil, lorsque les pays arabes ont chassé les communautés juives. Le 7 Octobre a réactivé ces destinées de façon sidérante et abyssale. »

Mais, pour lui, ce qu’il appelle « trauma cumulatif » est aggravé de manière violente par les accusations du reste du monde contre Israël.
« À force d’entendre toute la journée que nous affamons volontairement la population palestinienne, que nous tuons intentionnellement les femmes et les enfants, que nous empoisonnons les puits et prélevons des organes sur des Palestiniens, que nous sommes un régime d’apartheid ou des génocidaires, nous avons le sentiment qu’un délire universel souhaite faire de la figure du Juif non seulement un paria, mais un nazi. Ce n’est pas le meilleur moyen de se réparer. »


Bébés apathiques

Installée à Jérusalem, dans un joli petit immeuble dont les murs sont savamment décorés d’affiches d’expos ou de tableaux, Viviane Chetrit refuse de parler de politique.
« Ce n’est pas le rôle d’un psy. »

En revanche, celle qui préside la Société israélienne de psychanalyse a réussi à convaincre ses confrères et consœurs, de toutes opinions politiques, les soutiens du gouvernement de Benyamin Netanyahou comme ceux engagés dans l’opposition, à prendre une position commune sur la nécessité de tout faire pour la libération des otages à Gaza (ils sont encore au nombre de 48) et de ne pas les abandonner.

« Sortir de nos divans » : cette initiative est une première pour une société de psychanalyse.
« Tant que nos otages sont encore là-bas, la société reste ancrée dans le trauma du 7 Octobre. À tel point qu’il est même difficile de parler de post-trauma et d’aider nos patients : on ne peut pas travailler avec eux en leur expliquant que le danger est derrière, qu’ils sont désormais en sécurité, qu’ils peuvent songer à se reconstruire… »

Pour y parvenir, la route sera longue.

Dans une petite clinique cachée derrière un grand centre commercial de Tel-Aviv, Sam Tiano est l’un des psys les plus connus d’Israël. Âgé, il continue à recevoir des ados.
« Je ne me voyais pas déserter en ce moment », confie dans un français parfait ce praticien formé en France par Françoise Dolto, qui a écrit des dizaines d’articles sur l’anorexie des jeunes filles et sur les conduites addictives chez les jeunes garçons.

Bébés apathiques, jeunes enfants qui se remettent à faire pipi au lit ou qui régressent, voire désapprennent à dessiner… Il est atterré par l’état des enfants qu’il reçoit ces jours-ci dans son cabinet.
« Nous avons devant nous un tsunami. »

Il y a quelques jours, en discutant avec le petit-fils d’un de ses amis tout juste sorti de l’adolescence et appelé depuis plusieurs mois à l’armée, il a eu comme un choc.

Alors qu’ils parlaient de Gaza, le jeune homme a rembarré le vieux professeur qui racontait avoir autrefois travaillé avec des collègues arabes palestiniens.
« Écoute, nous ne rencontrons pas les mêmes Arabes », lui a-t-il dit en expliquant qu’il avait perdu un ami au festival Nova (où ont été assassinés des centaines de jeunes).
« Combattre à Gaza, c’est faire quelque chose pour lui », a poursuivi le jeune soldat.

Ce jour-là, Sam Tiano a compris que rien ne serait plus comme avant. Qu’il faudrait des décennies pour sortir de cette séquence mortifère…


Plan de « paix psychologique »

Cela fait une heure qu’Ofer Gabbard décrit les souffrances des soldats israéliens envoyés à Gaza. Les chocs post-traumatiques qui touchent près d’un tiers d’entre eux. Les groupes de parole qu’il organise pour ces jeunes combattants qui, pour la plupart, n’ont pas été préparés à affronter le feu.

On lui pose une question : une partie des traumas peut-elle être provoquée par ce que les soldats découvrent sur le terrain, à Gaza ? Par la situation des civils dans la bande de Gaza ?

« De l’empathie pour les civils palestiniens ? Vraiment ? C’est votre question ? »

Ofer Gabbard ne comprend pas. Il est comme désolé pour celui qui l’interviewe.
« C’est comme si vous demandiez à une femme violée si elle ressent de l’empathie pour son agresseur. Il est peut-être SDF. Il a sans doute eu une vie très dure pour en arriver là… Mais l’empathie, c’est, comment dire…, incongru. »

Pour ce psychiatre qui a partagé sa carrière comme psychologue au sein des services de renseignement israéliens et comme chercheur à l’université de Tel-Aviv (il a notamment écrit plusieurs livres sur la psychologie collective des Palestiniens et des Israéliens), Tsahal a les protocoles les plus stricts du monde en matière de droit de la guerre.

« Il y a presque un avocat derrière chaque unité de l’armée. C’est d’ailleurs essentiel pour que nos soldats sachent qu’ils sont dans le droit chemin. Mais leur demander d’avoir de l’empathie, c’est sans doute facile quand on regarde ça depuis les capitales européennes. »

Pour lui, avant d’imaginer des accords entre eux et peut-être la paix, Palestiniens et Israéliens doivent entamer au plus vite leur propre psychanalyse, pour pouvoir se comprendre, se parler.
« On pourra peut-être alors avoir de l’empathie réciproque, avancer collectivement. »

Ce n’est pas une idée en l’air : il y a quelques semaines, il a exposé dans la presse le détail de ce qu’il appelle son plan de « paix psychologique »…