VU D’AILLEURS – La solidarité avec Israël a longtemps fait partie intégrante de l’identité juive, même aux États-Unis. Mais la jeune génération de Juifs américains se montre de plus en plus critique à l’égard d’Israël. Cela est notamment dû aux médias sociaux et désormais, les Juifs font même pression sur les groupes technologiques.
Ces dernières semaines, les individus désireux de réduire le conflit israélo-arabe, qui couve depuis plusieurs décennies, à une simple formule de propagande ont défilé dans les centres-villes et devant les synagogues, en scandant des slogans tels qu’«Israël, assassin d’enfants». Des images choquantes, partagées massivement par les «influenceurs» sur des canaux tels que TikTok et Instagram, accompagnent les protestations, venant ainsi corroborer le portrait d’agresseur colonialiste, raciste et oppresseur des Palestiniens qui est aujourd’hui fait d’Israël.
Depuis les derniers affrontements armés entre Israël et le Hamas islamiste, le nombre de ces images n’a cessé d’augmenter. Et même des personnalités s’en mêlent : ainsi, le mannequin néerlando-palestinien Bella Hadid n’a pas hésité à partager des photos de manifestations par lesquelles elle chante son désir de voir Israël bientôt rayé de la carte. Bella Hadid (née en 1996) compte 43 millions de followers sur Instagram. Un nombre presque cinq fois supérieur à la population d’Israël.
Dans la bande de Gaza, au moins 67 enfants ont péri sous les frappes de l’aviation israélienne. Du côté israélien, deux enfants ont succombé aux missiles tirés par le Hamas. Le journal israélien de centre-gauche Ha’aretz et le New York Times viennent de rendre hommage aux victimes palestiniennes avec des photos et de brèves nécrologies. Les images d’enfants tués et les émotions qu’elles suscitent jouent un rôle déterminant dans le développement de l’opinion publique — et amènent également les Juifs américains à se montrer de plus en plus critiques à l’égard de la politique israélienne. Pour Israël, cette situation est de plus en plus problématique.
D’après le politologue Dov Waxman, qui est professeur d’études israéliennes à l’Université de Californie à Los Angeles et étudie depuis plusieurs années les rapports des Juifs américains avec Israël, deux changements cruciaux se sont opérés au cours de la dernière décennie. «L’Israël avec lequel ont grandi les membres de la jeune génération est très différent de celui de leurs parents ou grands-parents. Ils voient principalement le pays sous l’angle du conflit israélo-palestinien. Et c’est là qu’Israël est de plus en plus considéré comme l’occupant, voire l’oppresseur des Palestiniens. En tout cas, le pays est vu comme le plus puissant des deux camps.»
Pendant longtemps, Israël a été une sorte de refuge pour les Juifs, une assurance-vie pour les membres de la diaspora juive. Cette représentation est beaucoup moins répandue chez les jeunes Juifs américains
Dov Waxman, politologue
Pour l’ancienne génération, le conflit était moins un conflit entre Israël et les Palestiniens qu’un conflit entre Israël et les Arabes, un affrontement dans lequel Israël était considéré comme l’outsider.
Deuxième changement : selon Dov Waxman, Israël en tant que pays s’est globalement déplacé vers la droite et est aujourd’hui considéré comme un État moins libéral. Pour les jeunes Juifs américains, cela fait d’Israël un pays de plus en plus éloigné de leurs propres valeurs.
Pour Dov Waxman, «la distance temporelle par rapport à l’Holocauste» a un impact déterminant sur l’image que la jeune génération se fait d’Israël. «Pendant longtemps, Israël a été une sorte de refuge pour les Juifs, une assurance-vie pour les membres de la diaspora juive. Cette représentation est beaucoup moins répandue chez les jeunes Juifs américains », estime Dov Waxman. Ils sont moins influencés par l’idée d’appartenance à une tribu que par la foi dans les droits de l’homme et la justice sociale. Et ce sont précisément ces valeurs qui les poussent à poser sur Israël un œil plus critique.
Israël considéré d’un œil sceptique
Actuellement, la représentation d’Israël en tant qu’oppresseur colonialiste des habitants prétendument originels de son territoire — les Palestiniens — ne cesse de gagner du terrain. Au lieu de la Shoah, c’est l’histoire des souffrances palestiniennes, la Nakba, qui est désormais mise en lumière. Une perspective aussi répandue parmi la proportion croissante d’immigrants d’origine arabe en Europe que parmi les citoyens européens de gauche, qu’ils soient jeunes ou moins jeunes. Aujourd’hui, une grande partie de la gauche américaine a également adopté cette vision sceptique à l’égard d’Israël.
Comme le souligne Dov Waxman, toute une génération de Juifs américains a aujourd’hui « grandi avec, en toile de fond, les guerres répétitives entre Israël et le Hamas » — et la critique incessante du manque de proportionnalité des réponses israéliennes, du nombre de victimes palestiniennes, de l’ampleur de la destruction des infrastructures civiles. «Il n’est aujourd’hui plus question de guerres héroïques dans lesquelles Israël aurait remporté une victoire décisive, comme ce fut encore le cas lors de la guerre des Six Jours, en 1967, ou même lors de la guerre du Kippour, en 1973. À l’époque, les Juifs de la diaspora étaient encore fiers des prouesses militaires d’Israël. Mais il s’agissait de conflits entre armées. Aujourd’hui, Israël combat des groupes militants au cours de guerres asymétriques et frappe des civils, il n’y a jamais de victoires incontestées», affirme Dov Waxman.
C’est ainsi que s’est opéré un remarquable changement de camp, un changement dont la puissance se veut proportionnelle à la durée du règne et au virage à droite de Benyamin Netanyahou. En effet, alors que les démocrates de gauche comptaient autrefois parmi les plus fervents défenseurs d’Israël (notamment parce que de nombreux Juifs américains sont plutôt apparentés aux démocrates), les partisans les plus fidèles de l’État juif et surtout de sa politique de colonisation se trouvent aujourd’hui parmi les républicains évangéliques.
Les positions antisionistes ont gagné en respectabilité aux États-Unis. Elles ne sont plus seulement représentées par la frange d’extrême gauche des démocrates américains, comme les membres de la «Squad» — Ilhan Omar, Alexandria Ocasio-Cortez, Rashida Tlaib et Ayanna Pressley —, mais constituent désormais la ligne du parti démocrate. Tlaib et Pressley ont même qualifié l’intervention israélienne d’«apartheid» financé avec de l’argent américain.
Mais c’est l’ancien candidat à la présidence et sénateur démocrate du Vermont Bernie Sanders, qui est lui-même juif, qui a présenté une résolution au Sénat en vue de bloquer une vente d’armes d’un montant de 735 millions de dollars à Israël. «Alors que des bombes fabriquées aux États-Unis dévastent la bande de Gaza et tuent des femmes et des enfants, nous ne pouvons pas laisser passer un autre contrat d’armement sans en débattre au Congrès», a déclaré Bernie Sanders en guise de justification.
Le lien émotionnel s’affaiblit
Une étude réalisée par le Pew Research Center a récemment conclu que les jeunes Juifs américains étaient «moins liés émotionnellement à Israël que leurs aînés». Alors que plus de deux tiers des Juifs américains âgés de 65 ans et plus (67 %) disent se sentir liés à Israël, seulement 48 % des 18-29 ans et 52 % des 25-30 ans ressentent la même chose.
Pour 51 % des plus de 50 ans, la solidarité avec Israël fait partie intégrante de l’identité juive. Parmi les moins de 30 ans, en revanche, seul un peu plus d’un tiers (35 %) considèrent le lien avec Israël comme essentiel à leur identité juive, alors que 27 % ne le voient pas comme essentiel. Une vision partagée par seulement 10 % des membres de l’ancienne génération. La tendance ici mise au jour par l’étude du PEW s’est considérablement renforcée depuis la dernière étude réalisée en 2013.
C’est parmi les étudiants juifs que la distanciation à l’égard d’Israël est la plus manifeste. Organisant régulièrement des sondages, Fern Oppenheim, cofondatrice du «Brand Israel Group», une agence de relations publiques qui s’efforce d’améliorer l’image d’Israël auprès de l’opinion publique américaine depuis le début des années 1990, a constaté que cette image s’était détériorée parmi les étudiants américains de confession juive. En 2017, elle a publié ses conclusions dans un ouvrage intitulé «Sounding the Alarm». Selon ses calculs, le soutien des étudiants américains de confession juive à l’égard d’Israël a chuté de 27 points de pourcentage entre 2010 et 2017. Israël aurait notamment du retard à rattraper dans le domaine des «droits de l’homme, de la diversité et de la tolérance», affirment aujourd’hui les étudiants américains. «L’avenir des États-Unis ne partage plus les mêmes valeurs qu’Israël», résume Fern Oppenheim dans son signal d’alarme.
Le climat hostile à Israël qui domine dans les universités américaines déteindrait également sur les attitudes des Juifs américains. Ici, les débats sur l’«intersectionnalité», le racisme et le colonialisme n’ont pas été sans effet. Sur fond de mouvement «Black Lives Matter», Israël se retrouverait désormais enfermé dans une logique binaire d’oppresseur/victime. Dans le contexte du conflit israélo-palestinien, Israël ne serait qu’un autre symbole de l’asservissement des «gens de couleur» par les «Blancs».
Et il est peu probable de rencontrer des opinions plus favorables à Israël dans un sondage plus récent — car les raisons évoquées par Fern Oppenheim n’ont fait que s’amplifier. «Le sable se dérobe sous nos pieds», constatait Oppenheim en 2017, prédisant même : «Les divisions qui existent au sein de notre communauté ne disparaîtront pas avec la prochaine génération.» Il y a peu de raisons de douter de cette prédiction. Un récent sondage Gallup montre que le nombre de partisans démocrates américains favorables à la cause palestinienne est passé à 38 %. Ce groupe est donc maintenant presque aussi important que le groupe des partisans d’Israël (43 %). Déjà aujourd’hui, la majorité des démocrates souhaitent «augmenter la pression sur Israël».
De nouveaux groupements
Ces cercles promeuvent de plus en plus ouvertement l’antisionisme. Cela serait nécessaire et justifié et n’aurait rien à voir avec l’antisémitisme. Au contraire. L’accusation d’«antisémitisme» serait désormais instrumentalisée par la droite américaine afin d’exclure les voix « progressistes », c’est-à-dire les voix de gauche hostiles à Israël. Tel est par exemple l’argument du groupement «Ifnotnow», qui se définit comme un «mouvement de Juifs dont l’objectif est de mettre fin à l’occupation israélienne et de transformer la communauté juive américaine».
Des employés de Google, rassemblés au sein d’un groupe baptisé «Jewish Diaspora in Tech», ont adopté un ton similaire. Ils appellent Google à soutenir les groupes qui défendent les droits des Palestiniens et exigent que les organisations palestiniennes bénéficient, dans les mêmes proportions, des mêmes soutiens financiers que ceux accordés aux organisations humanitaires israéliennes. D’après eux, les dirigeants de Google devraient également publier une déclaration dans laquelle ils reconnaissent explicitement «les souffrances que l’armée israélienne» inflige aux Palestiniens. Certes, les deux camps pâtissent de toute cette violence, mais ceux qui ignorent les attaques meurtrières perpétrées contre les Palestiniens «contribuent à l’annihilation de nos collègues palestiniens», déplorent les représentants du groupe «Jewish Diaspora in Tech».
Deux jours plus tard, un groupe d’employés musulmans d’Apple, l’«Apple Muslim Association», faisait part de positions similaires au PDG d’Apple, Tim Cook : Apple devrait proclamer publiquement que «les vies palestiniennes comptent», mais s’abstenir de parler de «conflit», car cela suggérerait la présence de rapports de force symétriques qui n’existent pas.
Ce qui est intéressant dans ces deux lettres, c’est qu’elles donnent l’impression qu’au sein de deux des plus grandes entreprises technologiques du monde, Juifs et musulmans semblent être d’accord pour dire que c’est surtout le camp palestinien qui mérite d’être soutenu. Une autre indication que le sable sur lequel repose la solidarité avec Israël est de plus en plus instable aux États-Unis.
Appel aux Juifs américains
Elisha Wiesel, le fils du survivant de l’Holocauste Elie Wiesel, vient de décrire cette évolution dans un appel enflammé aux Juifs américains. La «gauche progressiste bien intentionnée» risque de se laisser leurrer par un «terrible mensonge antisémite».
Ce mensonge retourne la colère du mouvement antiraciste contre ses premiers partisans et proclame désormais : «Les Juifs sont blancs, les Palestiniens sont noirs.» Les Juifs américains ne doivent donc pas rester silencieux, mais élever clairement la voix pour que soit respecté le droit d’Israël à exister, encourage Elisha Wiesel.