Afin de rester au pouvoir à l’issue des élections du 9 avril, Benyamin Nétanyahou compte sur les voix de la périphérie où son aura demeure forte, comme à Yeruham, dans le Néguev.
Israël a beau être un petit pays, il compte une périphérie. C’est ainsi qu’on désigne les zones moins développées, moins desservies, moins gâtées. Relégation géographique, économique, psychologique aussi. C’est là que vit une population dont les responsables politiques redécouvrent l’importance lors des élections législatives, comme celles du 9 avril. Yeruham, c’est le pays de « Bibi », là où le premier ministre, Benyamin Nétanyahou, dispose d’une base fidèle, qui lui passe tout.
Etablie en 1951, la ville a d’abord accueilli des séfarades d’Afrique du Nord. Ils ont été rejoints par des juifs d’Inde, d’Iran, puis de l’ancien espace soviétique, pour former une communauté diverse, assez religieuse, plutôt modeste. Tel-Aviv et Jérusalem sont chacune à moins de deux heures en voiture, mais l’espace et le temps sont ici des notions étirées. On ne visite pas Yeruham. On y passe en coup de vent pour aller plus au sud, au bord du sublime cratère de Mitzpe Ramon, ou bien en route vers la ville de Beer-Sheva, qui grossit d’année en année.
Lorsque les parents de Victor Damari sont arrivés ici en 1956, à l’arrière d’un camion, après avoir quitté la Tunisie, ils ne connaissaient pas leur destination. Il n’y avait presque rien à Yeruham, une vingtaine de maisons. « Il était très difficile de gagner sa vie, on mangeait des biscottes et de la confiture », se souvient le retraité. A l’âge de 10 ans, Victor est une charge financière trop forte. Il est envoyé dans un kibboutz, près du lac de Tibériade. « C’était un milieu totalement différent, plus éduqué, ashkénaze à 80 %, l’inverse d’ici. » On y vote Mapaï, l’ancêtre du Parti travailliste.
« Charisme et leadership »
De retour à Yeruham à sa majorité, Victor Damari travaille dans la construction, se marie, puis intègre l’usine de phosphate, où il sera employé pendant quarante-six ans. Jeune homme, il voit que Yeruham n’avance pas, que la périphérie est méprisée par la gauche hégémonique. « On considérait les gens d’ici comme un troupeau de moutons. Tout a changé avec Menahem Begin. » L’ancien premier ministre (1977-1983) fut le premier à conduire la droite au pouvoir. Depuis, hormis quelques années, la domination de cette dernière est écrasante.
Victor Damari est un militant de terrain du Likoud, un vrai, celui qu’on courtise pendant les primaires, dont on écoute les impressions. La stratégie adoptée par Benyamin Nétanyahou face aux enquêtes pour corruption tient compte de ces remontées.
« Bibi », pour Victor Damari, n’a pas de concurrent possible. « Il a le charisme, le leadership, il sait parler aux gens ordinaires. » Et les soupçons de corruption ? « Jamais ! C’est politiquement motivé pour le faire tomber. C’est pire que l’affaire Dreyfus. La gauche a compris qu’elle ne pouvait le battre dans les urnes, alors elle a mobilisé la presse. Les anciens conseillers de Nétanyahou ont été payés pour témoigner contre lui, la police n’a pas vérifié tous les faits. » Le patron de la police comme le procureur général, Avichaï Mandelblit, ont été pourtant nommés par « Bibi ».
Rien ne perturbe Victor Damari. Même les cadeaux reçus par le premier ministre et sa famille de la part de deux milliardaires, en échange de services allégués ? Les cigares, les bijoux, le champagne ? « Et alors ? C’était des cadeaux entre amis. » A ses côtés dans le salon, entre le grand écran plat et la table basse décorée d’un vaste plateau d’oranges, Esther, son épouse de 67 ans, acquiesce. « Bibi, il est magnifique. Pardon chéri, j’ai oublié mon français. » Esther est originaire de Casablanca, elle est arrivée en Israël à l’âge de 11 ans. Comme son mari, elle regarde beaucoup la télévision. « Ce n’est pas juste, ce qu’on fait à Nétanyahou. Il aurait pu partir, aller aux Etats-Unis, gagner des millions. Mais il travaille pour le pays. »
A plusieurs reprises, Yeruham s’est donnée à des maires issus de la gauche, qui rassure sur les questions sociales, mais au niveau local. Paradoxe classique. Seule la droite serait digne de confiance pour défendre le pays. Prenez Shimon Swisa, 40 ans. Père de six enfants, cet homme aux yeux clairs, portant une fine kippa noire tissée, travaille dans un hôtel comme sous-chef. Il donne aussi des cours de Torah et intervient comme médiateur entre des familles en difficulté et l’administration. A trois reprises, il a voté pour un maire de gauche. Mais au niveau national, il s’est toujours prononcé pour le Shas, l’une des formations ultraorthodoxes.
Pas cette fois. Le 9 avril, Shimon Swisa votera pour « Bibi », « comme 90 % des gens que je connais », précise-t-il. Malgré les inégalités profondes et 2,3 millions de personnes sous le seuil de pauvreté selon l’ONG Latet, le pays connaît une croissance solide, 3,3 % en 2018. Shimon Swisa cite l’augmentation du salaire minimum, la crèche gratuite jusqu’à 3 ans, les soins dentaires offerts jusqu’à 16 ans, « des choses très importantes ici, car les gens ont des vies pénibles ».
« J’ai vu ces dernières années, ajoute Shimon Swisa, que le Likoud ne causait pas de tort au judaïsme, ce qui est ma priorité. Et en économie, sur la sécurité, Nétanyahou fait beaucoup pour le pays. » Les enquêtes contre le premier ministre lui font lever les yeux au ciel. « La police et la justice sont manipulées par une junte qui veut reprendre le pouvoir. Si je paie pour notre café en terrasse, m’accusera-t-on de corruption ? »
« Only Bibi ! »
La terrasse en question, ce sont quelques tables devant un comptoir, ajouté à un magasin d’épices et d’alimentation. Shaï Moshe, 41 ans, homme chaleureux à la barbe poivre et sel, a créé cet endroit rare de socialisation à Yeruham. Il y vit depuis cinq ans après avoir bourlingué : deux ans en Inde, deux autres au Japon. Ancien chef cuisinier, il apprécie la tranquillité qu’offre la ville. « Mon enfant peut jouer dehors, je laisse toutes les portes ouvertes. Et puis j’ai eu une révélation. Je me lève maintenant chaque matin à 5 h 30 pour aller à la synagogue, avec les ultraorthodoxes. »
Le magasin de Shaï Moshe est un bon poste d’observation pour mesurer le dénuement de nombreux habitants. « Je vends souvent du riz et du sucre par 100 grammes. Ils ne peuvent pas plus. »Shaï Moshe ne veut pas préciser ses opinions politiques, mais il tient la droite pour responsable du coût de la vie. Il sait que son opinion est minoritaire. « Il existe un vrai lavage de cerveaux. On considère qu’il n’y a pas d’autre option que Bibi. Les autres, on considère qu’ils n’ont pas l’expérience. » Benny Gantz, l’ancien chef d’état-major, est perçu avec respect par de nombreux Israéliens de la périphérie, mais on ne lui reconnaît pas l’étoffe d’un leader politique.
« Only Bibi ! », dit en rigolant Yigal Vaknin, 53 ans, qui profite d’une journée de repos. Propriétaire d’une boulangerie où il cuit du pain marocain, le pays de ses parents, l’homme aux épais sourcils a relevé ses lunettes sur le front, le temps de compléter sa grille de Sudoku dans le journal. « C’est la seule page qui m’intéresse, le reste est trop stressant pour le corps ! L’Iran par-ci, des problèmes au Liban par-là… » Yigal Vaknin a toujours voté Nétanyahou, quand il trouvait la motivation de se déplacer. Il estime que les cadeaux en nature reçus par « Bibi » sont à la hauteur de son rang de premier ministre. « Nétanyahou nous représente très bien. Depuis qu’il est là, le monde voit Israël différemment. »
Toutes ces questions exaspèrent Anat Yacobi, 19 ans. La jeune femme exècre la politique, qui a accaparé sa mère pendant trop d’années, au sein de la municipalité. A gauche toute. Pour la première fois de sa vie, Anat, née en Ukraine et adoptée, va voter. « Je ferai comme ma mère. Elle ne veut pas de Bibi. En réalité, je n’ai d’opinion sur personne. Comme tout le monde, je vois les blagues qui passent sur Facebook et Instagram, et je rigole. »
Employée dans une usine de crèmes pour le visage, Anat Yacobi aime sa vie tranquille à Yeruham, au sein d’une « vraie communauté ». La nuit, comme il n’y a rien à faire, elle dort. Le week-end, il lui arrive de pousser jusqu’à Tel-Aviv, sans s’y attarder. Sa seule revendication : la légalisation du cannabis. « Pour raisons médicales. Ce serait bon pour mes nerfs. »