Site icon ELNET

Législatives en Israël : « Tout le monde se positionne en vue de l’après-Nétanyahou » (Piotr Smolar – Le Monde)

People walk by election campaign billboards showing Israeli Prime Minister and head of the Likud party Benjamin Netanyahu, left, alongside the Blue and White party leaders, from left to right, Moshe Yaalon, Benny Gantz, Yair Lapid and Gabi Ashkenazi, in Tel Aviv, Israel, Wednesday, April 3, 2019. Hebrew on billboards reads, left "Strong Likud strong Israel" on the right "Every vote matters, win Blue and White". (AP Photo/Oded Balilty)

Assaf Sharon, l’un des fondateurs du centre d’études Molad pour le renouveau de la démocratie israélienne, déplore la faiblesse de la gauche avant le scrutin du 9 avril.

Un pied dedans, un pied dehors, et la tête entre les mains, accablé. C’est ainsi qu’on pourrait présenter ironiquement Assaf Sharon et son rapport à la politique. Cofondateur du centre Molad pour le renouveau de la démocratie israélienne, Assaf Sharon est professeur assistant au département de philosophie à l’université de Tel-Aviv. C’est l’un des intellectuels essayant de revitaliser la gauche et de proposer une alternative crédible à la domination idéologique et politique de la droite en Israël depuis plusieurs décennies. A l’approche des élections législatives du 9 avril, il se penche sur les raisons de la longévité au pouvoir de Benyamin Nétanyahou, qui exploite les faiblesses de ses adversaires.

A quoi servent ces élections législatives ?

Le principal objectif de Nétanyahou sera d’obtenir une coalition qui assurera une protection, une immunité contre l’inculpation à venir. Cela signifie, probablement, qu’il préférera choisir une coalition très ancrée à droite, et pas un gouvernement d’union nationale avec Benny Gantz. Si sa coalition dispose de 65 à 68 sièges sur 120, elle sera solide. Il pourra promettre beaucoup de choses à ses alliés, peu lui importe, à part un portefeuille : le ministère des communications.

Je ne vois pas les deux partis ultra-orthodoxes lui tourner le dos. Ils connaissent bien leur public, qui se positionne à droite de façon véhémente. Ils se moquent de la corruption, tant qu’ils obtiennent le financement de leurs écoles religieuses et le statu quo sur la conscription.

L’autre signification de ces élections, c’est la faible durée de vie probable du futur gouvernement. Tout le monde a déjà les yeux rivés sur l’échéance suivante. Les acteurs se positionnent en vue de l’après-Nétanyahou. Les élections du 9 avril servent à réorganiser les camps politiques dans cette perspective. C’est vrai à gauche, où les travaillistes ne sont plus le pivot, remplacés par la coalition très fragile entre Benny Gantz et Yaïr Lapid. C’est vrai à droite, où les extrémistes se regroupent, et d’autres comme Naftali Bennett et Ayelet Shaked [ministres de l’éducation et de la justice, qui ont lancé le parti Nouvelle Droite] veulent apparaître comme plus modérés.

Que retiendrez-vous de cette campagne qui s’achève en Israël ?

« Les élections sont comme un match de football et, à la fin, c’est Nétanyahou qui l’emporte »

Tout d’abord, j’ai vécu cette campagne de façon intime et intense, en dirigeant la plate-forme programmatique du parti Meretz [gauche]. Malheureusement, la plupart des figures à gauche aujourd’hui en Israël sont de mauvais responsables politiques. Ils ont grandi en dehors des appareils, leur monde est celui de la société civile de Tel-Aviv, en lien avec les ONG. Ils se préoccupent de morale et de valeurs, mais ne comprennent pas comment marche la politique. Ils ne croient pas à la possibilité de gagner. C’est devenu une sorte de sagesse populaire : les élections sont comme un match de football et, à la fin, c’est Nétanyahou qui l’emporte. On se dit donc : ne prenons pas de risque, faisons comme d’autres ont fait avant. On constate un grand désarroi à gauche pour dire ce que nous sommes, nos principes et nos engagements.

Cela s’applique-t-il à Benny Gantz, l’ancien chef d’Etat-major, dont le parti Bleu Blanc se trouve au niveau du Likoud dans les sondages ?

Gantz est un phénomène fascinant, la preuve déprimante des thèses qu’on défend depuis longtemps, sans succès, au centre Molad. Nous estimons qu’il faut cesser de considérer Nétanyahou comme imbattable, et de dire qu’Israël a largement basculé à droite. Il existe un segment important au centre gauche de gens n’aimant pas être associés à la marque « gauche », mais dont les positions sont libérales, sociales-démocrates, pro-paix. Dès qu’un candidat crédible ou à moitié crédible apparaît, comme Gantz, qui présente bien et a pour lui son passé de chef d’Etat-major, il devient une alternative et une menace en un claquement de doigt.

Mais ce n’est pas suffisant. Pour battre Nétanyahou, il faut s’affirmer avec plus de confiance, présenter une identité plus robuste, et ne pas dire qu’on n’est ni de gauche ni de droite. Sinon, on connaît le même sort que Yaïr Lapid [chef du parti centriste Yesh Atid] ou Isaac Herzog [chef du Parti travailliste] en 2015. L’idée en vogue est : prenons nos distances avec la gauche et ne disons rien. Elle prend racine dans la victoire d’Ariel Sharon en 2001, la seule fois où cette stratégie avait marché. Mais Sharon était bien identifié, il devait alors adoucir son image. On ne peut construire une identité politique en se grimant ou en restant silencieux. Quand Gantz, par exemple, refuse de s’engager en faveur de la solution à deux Etats, cela paraît hypocrite et cela éloigne des électeurs comme moi.

Benny Gantz, le 30 avril à la base aérienne de Hatzerim.
Benny Gantz, le 30 avril à la base aérienne de Hatzerim. BAZ RATNER / REUTERS

Et Nétanyahou en profite…

Nétanyahou est non seulement battable, mais facilement battable. Beaucoup d’électeurs ne l’aiment pas, y compris au Likoud. Mais il domine le débat politique. En campagne, celui qui définit le débat gagne, pas celui qui avance les meilleurs arguments. Et Nétanyahou est excellent sur ce point.

Pourtant, l’opposition a bénéficié de deux faits de campagne majeurs : la procédure d’inculpation pour corruption déclenchée et la crise sécuritaire autour de la bande de Gaza…

Le camp Gantz n’a pas su utiliser ces événements. Sur Gaza, Gantz a dit : nous devons être plus sévères. C’est apparu comme opportuniste et faux. Il aurait dû dire : Nétanyahou a échoué, mettre la tête dans le sable sur la question palestinienne est une catastrophe assurée, la violence finit forcément par exploser. La seule solution est politique et pas militaire. Mais je ne soulignerai jamais assez à quel point est prégnante dans les esprits l’idée qu’il faut être dur, en matière sécuritaire.

« Le camp Gantz ne sait pas comment attaquer, ils sont seulement dans la réaction »

Quant à la corruption, ce thème aurait dû être central. Tout Israël aurait dû être placardé avec des sous-marins [en référence à l’une des enquêtes en cours, concernant l’achat douteux de sous-marins à l’Allemagne]. Le camp Gantz ne sait pas comment attaquer, ils sont seulement dans la réaction. Je l’ai dit à certains de ses conseillers : vous devriez être des bulldogs ! Ils me répondent de façon lunaire : « Attaquer Nétanyahou est mauvais, ça le renforce, c’est le maître de la contre-attaque. » Ils vivent dans leurs téléphones 98 % du temps, sur Twitter et Facebook, là où la machine Nétanyahou excelle. Ils se focalisent sur les fils d’actualité et les croient pro-Nétanyahou, alors que ce sont des bulles.

Il existe un vieux concept en hébreu, mamlakhtiyut, que David Ben Gourion [père fondateur de l’Etat] avait popularisé. Il associe le patriotisme, le sens de l’Etat, et le fait de se placer au-dessus des intérêts partisans. C’est comme une éthique civique. Benny Gantz avait centré sa première apparition publique là-dessus. Mais cela ne peut pas rester un slogan vide, il faut lui donner un contenu. Or, il n’a pas de récit, ni sur Israël ni sur lui-même, et ce qu’il représente.

Moshe Feiglinn, chef de file du parti de droite libéral Zehout. JACK GUEZ / AFP

Un sondage du Israel Democracy Institute, paru le 3 avril, révélait que 27,5 % des Israéliens doutaient de l’intégrité des élections. Que vous inspire ce chiffre stupéfiant ?

On voit en Israël les déclinaisons locales de tendances globales. Regardez l’émergence dans les sondages, à droite, de Moshe Feiglin et de son parti Zehut. Il rassemble autour de lui beaucoup de jeunes enthousiastes. Ce n’est pas seulement parce qu’il propose de légaliser le cannabis. Ils sont aussi mus par une aversion envers la politique, jugée corrompue et cynique, et une hostilité envers l’Etat. Ce rejet de la politique, on le retrouve partout dans le monde occidental, il nourrit le populisme. Je parlerais au sujet de Feiglin d’une version israélienne du nationalisme libertarien. Il s’agit d’une créature nouvelle.

« Feiglin présente un cocktail intellectuellement incohérent, mais fascinant »

Feiglin était un militant radical fou dans les années 1990, qui inquiétait même les colons à la recherche de tactiques plus subtiles. Aujourd’hui, il présente un cocktail intellectuellement incohérent mais fascinant. Prenons l’orthodoxie politique occidentale depuis, en gros, trois cent cinquante ans. L’Etat doit être un instrument de coordination et de coopération sociale, pas un instrument de rédemption spirituelle ou nationale. C’est ainsi qu’on a envisagé l’Etat depuis Hobbes. Puis sont venus les romantiques, les nationalistes, les fascistes, et eux ont dit que l’Etat devait œuvrer aussi à l’esprit national, à l’identité. Aujourd’hui, le nationalisme libertarien dit que le marché peut remplacer l’Etat pour des missions comme la santé, l’éducation ou une partie des activités de la police. Mais, en revanche, l’Etat devrait s’occuper de rédemption, d’identité. Ce cocktail paraissait inconcevable il y a quelques années. Regardez à présent Orban en Hongrie, Kaczynski en Pologne, Modi en Inde ou Bolsonaro au Brésil.