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Un journaliste américain convié par erreur dans les coulisses d’une opération militaire secrète contre les Houthis

Le rédacteur en chef du magazine The Atlantic, Jeffrey Goldberg, a révélé lundi avoir été témoin d’échanges entre de hauts responsables de l’Administration Trump à la veille des récentes frappes contre le groupe armé yéménite.

Par Cyrille Louis, envoyé spécial à Washington

Le rédacteur en chef du magazine The Atlantic, Jeffrey Goldberg, soupçonne Donald Trump de nourrir une « fixation » à son encontre. En septembre 2020, il avait évoqué dans un article la visite du 45e président des États-Unis au cimetière militaire américain de Belleau (Aisne), deux ans plus tôt, affirmant qu’il avait alors qualifié les soldats morts au combat de «ratés» et de «minables». L’intéressé avait aussitôt démenti ces propos et reproché à l’auteur «une tentative honteuse d’influencer le résultat de l’élection». Dans ce contexte, on imagine la surprise de

Jeffrey Goldberg lorsqu’il a reçu sur son téléphone, mardi 11 mars, un message d’un correspondant se présentant comme Mike Waltz. Le conseiller du président pour la Sécurité nationale, ou celui qui se faisait passer pour lui, l’invitait à rejoindre ses «contacts» sur l’application de messagerie chiffrée Signal. Le journaliste, bien que n’excluant pas un canular ou une manipulation visant à le discréditer, s’est dit qu’il n’avait pas grand-chose à perdre.

Le récit des événements qui ont suivi, publié lundi sur le site de The Atlantic, a immédiatement embrasé la scène politique américaine. Dans son article, Jeffrey Goldberg affirme avoir été invité par inadvertance à rejoindre un groupe de discussion sur lequel dix-huit des plus hauts responsables de l’Administration Trump ont échangé durant plusieurs jours des informations confidentielles sur la campagne de frappes aériennes qui était sur le point de viser les rebelles yéménites Houthis. Parmi eux : le secrétaire d’État Marco Rubio, le secrétaire à la Défense Pete Hegseth, la directrice du renseignement national Tulsi Gabbard ainsi que la cheffe de cabinet du président, Suzie Wiles, et son adjoint Stephen Miller.

Le porte-parole du conseil de Sécurité nationale a rapidement confirmé l’authenticité des messages révélés par le journaliste, précisant que des vérifications étaient en cours afin de déterminer comment «un numéro involontaire» avait pu être intégré à la boucle. L’opposition démocrate, atone depuis le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche, a soudain repris des couleurs, dénonçant une violation inquiétante des règles de sécurité et accusant les collaborateurs du président d’amateurisme.

Perturber la navigation en mer Rouge

Deux jours après avoir accepté la demande de connexion de Mike Waltz, Jeffrey Goldberg est invité à rejoindre un groupe de conversation destiné à coordonner un projet secret d’attaque contre les Houthis qui doit se dérouler dans les 72 heures. Cette milice soutenue par l’Iran, qui contrôle une large partie du Yémen, utilise depuis un an et demi ses drones et ses missiles pour viser les navires occidentaux croisant au large des côtes. Invoquant sa solidarité avec les Palestiniens de Gaza, elle cherche ainsi à perturber la navigation en mer Rouge. Samedi 15 mars, l’armée américaine a déclenché d’intenses bombardements contre les bases du groupe armé dans le but de rétablir la liberté de navigation entre le golfe d’Aden et le canal de Suez. « Vos attaques doivent s’arrêter dès aujourd’hui. Sinon, l’enfer va s’abattre sur vous d’une manière que vous n’avez jamais vue », a déclaré Donald Trump après ces frappes, qui ont fait 53 morts et plus d’une centaine de blessés.

Sur le groupe Signal, à la veille de l’opération, un débat s’engage entre hauts responsables de l’Administration Trump. À 8h16 du matin, un participant identifié comme le vice-président JD Vance fait part de ses doutes. « Je suis absent pour la journée car je participe à un événement économique dans le Michigan, écrit-il. Mais je pense que nous commettons une erreur.» Selon lui, l’embolie du trafic maritime en mer Rouge nuit surtout aux Européens, dont 40% des échanges maritimes transitent par le canal de Suez. Les États-Unis, bien moins pénalisés, n’ont pour leur part guère de raison de se précipiter pour intervenir militairement. «Il y a un vrai risque, écrit-il, que le public ne comprenne pas en quoi c’est nécessaire.» L’ancien sénateur de l’Ohio, qui reproche régulièrement aux Européens de dépenser trop peu pour leur défense, ajoute : « Je ne suis pas certain que le président soit conscient du message incohérent que ça risque de [leur] envoyer. » Il conclut : « Je suis prêt à soutenir le consensus de notre équipe et à remiser ces doutes. Mais il existe un solide argument pour reporter l’opération d’un mois. »

Les autres font alors valoir leur point de vue. Un participant identifié comme Pete Hegseth, le secrétaire à la Défense, semble comprendre les réserves du vice-président. Il juge possible d’attendre quelques semaines, même s’il existe un risque pour que des fuites dans la presse renvoient au public une image d’indécision. Hegseth s’engage, le cas échéant, à « faire tout ce qui est possible pour garantir à 100% la sécurité des opérations ». Quelques minutes plus tard, Mike Waltz intervient pour affirmer, chiffres à l’appui, que les Européens sont incapables de régler le problème par leurs propres moyens. « Que ce soit maintenant ou dans quelques semaines, écrit-il, il appartiendra aux États-Unis de rouvrir ces voies maritimes. Sur instruction du président et du département d’État, nous travaillons à déterminer comment évaluer le coût de [cette opération] afin de le facturer aux Européens. »

Détails opérationnels

Le compte attribué à JD Vance tranche alors : «Si vous pensez que nous devons le faire, allons-y. Je déteste juste l’idée de sauver la peau des Européens.» Réponse, du tac à a tac, imputée à Pete Hegseth : «Je partage pleinement votre répulsion envers le parasitisme des Européens. Mais Mike a raison: nous sommes les seuls sur cette planète à pouvoir faire ça.»

Un intervenant qui pourrait être Stephen Miller ferme le ban : «Le président a été clair. Feu vert, mais on doit faire comprendre à l’Égypte et à l’Europe ce que nous attendons en retour.»

Samedi 15 mars à 11h44, le numéro présenté comme celui du secrétaire à la Défense poste un nouveau message. Jeffrey Goldberg dit avoir choisi de ne pas en publier la teneur pour ne pas compromettre la sécurité nationale. Selon lui, il comporte des détails opérationnels sur la nature des cibles et des armes que les forces américaines s’apprêtent à employer. « Je vais prier pour la victoire », répond le compte de JD Vance. Deux heures plus tard, de fortes explosions sont signalées à Sanaa, la capitale du Yémen. Au milieu des messages d’autocongratulation, Mike Waltz publie trois émoticônes : un poing fermé, le drapeau des États-Unis et la flamme d’un incendie.

Jeffrey Goldberg, qui assure avoir douté jusqu’à cet instant de l’authenticité du groupe et soutient ne pas savoir comment il a pu s’y trouver associé, l’a quitté quelques heures après les frappes. Sur le point de publier son article, il a contacté l’ensemble des participants présumés afin de solliciter leur réaction. Le porte-parole du conseil de Sécurité nationale, Brian Hughes, a déclaré : «ces échanges mettent en évidence la coordination politique profonde et mûrement réfléchie entre hauts responsables. Le succès de l’opération contre les Houthis démontre qu’il n’y avait pas de risque pour les forces ni pour la sécurité nationale». Le porte-parole de JD Vance, William Martin, réfute toute divergence de vues avec Donald Trump à propos de cette opération. « Le vice-président, dit-il, soutient sans équivoque la politique étrangère de cette Administration. »

Messagerie non sécurisée

Lundi soir, quelques heures seulement après les révélations de Jeffrey Goldberg, les critiques se sont déchaînées contre le président et son entourage. La sénatrice démocrate du Michigan et ancienne fonctionnaire du département de la Défense Elissa Slotkin, qui a récemment répondu au discours de Donald Trump devant le Congrès, a déclaré : « S’il s’agissait de soldats ordinaires ou d’un officier civil de la CIA comme je l’ai été, ils seraient réprimandés, sans doute virés et possiblement incarcérés. Mais les membres de cette Administration se pensent au- dessus des lois et ne se soucient apparemment pas des forces et des opérations américaines qu’ils mettent en danger. »

L’ex-candidate à la présidentielle Hillary Clinton, dont Donald Trump réclama l’incarcération parce qu’elle avait utilisé une adresse mail personnelle alors qu’elle était secrétaire d’État, a posté sur « X » l’article de The Atlantic en commentant, lapidaire : « Vous devez plaisanter ». L’ancien conseiller à la sécurité nationale de Donald Trump, John Bolton, a déclaré : « Je n’ai jamais envoyé d’informations classifiées autrement que sur un système sécurisé du gouvernement. C’est consternant. »

Le secrétaire à la Défense Pete Hegseth, désormais soupçonné d’avoir disséminé des documents confidentiels sur une messagerie non sécurisée, a contre-attaqué en mettant en cause l’intégrité de Jeffrey Goldberg. « Vous parlez d’un soi-disant journaliste trompeur et largement discrédité, a-t-il déclaré lors d’un déplacement à Hawaï, qui fait profession de colporter des supercheries. » Réfutant toute mise en danger des soldats qui participaient à l’opération contre les Houthis, il a assuré : «Personne n’a texté des plans militaires».