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Quand Sir Tony Blair se rêve en «vice-roi» de la bande de Gaza

DÉCRYPTAGE – Dans le cadre du plan Trump pour arrêter la guerre, l’ancien premier ministre britannique, qui connaît bien le Moyen-Orient, pourrait prendre la tête d’une autorité de transition à Gaza

Par Arnaud De La Grange, correspondant à Londres

C’est comme un revenant dont la silhouette émergerait des dunes floues. Près de vingt ans se sont écoulés depuis que Tony Blair a œuvré comme envoyé spécial de l’ONU pour le Moyen-Orient, après avoir rendu les clés de Downing Street. L’ancienne figure travailliste est de retour sur la scène du Levant, cheminant étrangement avec la caravane Trump. Sir Blair semble se rêver en futur vice-roi de Gaza.

Selon les plans qui ont fuité, Tony Blair prendrait la tête d’une autorité internationale de transition à Gaza, une fois la poussière des combats retombée. Cette autorité intérimaire mettrait en place les institutions politiques et économiques nécessaires à la gestion d’un État indépendant, avant de rendre le contrôle aux Palestiniens dans un délai de 3 à 5 ans. Mais pour s’engager aux côtés de l’administration Trump, l’ancien premier ministre britannique a fixé des lignes rouges : il ne soutiendrait aucune proposition visant à déplacer la population de Gaza.

Cela fait des mois que l’ex-dirigeant travailliste de 72 ans planche sur un plan de paix et de reconstruction pour Gaza, avec sa structure de réflexion et de conseil, le Tony Blair Institute for Global Change (TBI). L’été dernier, le Financial Times a révélé que les experts du TBI travaillaient avec d’anciens associés du cabinet de conseil Boston Consulting Group et des hommes d’affaires américano-israéliens à la création d’une « Riviera » à Gaza. En misant sur le développement de la bande côtière pour apaiser le conflit. Fin août, Blair était à la Maison-Blanche pour une réunion sur Gaza avec Donald Trump. Le Britannique est apprécié de l’envoyé spécial de Trump pour le Moyen-Orient, Steve Witkoff, comme du gendre du président américain, Jared Kushner.


Les clés du Moyen-Orient

Du Moyen-Orient compliqué, Tony Blair détient quelques clés. Il l’a arpenté durant huit ans. À l’été 2007, après avoir quitté son poste de premier ministre, il est nommé envoyé spécial du Quartet (Nations unies, États-Unis, Union européenne, Russie) pour le Moyen-Orient. Sa feuille de route est aussi simple que compliquée, trouver une solution de paix durable entre Israël et les Palestiniens, en promouvant une solution à deux États. Si les résultats ne sont guère probants, Tony Blair étoffe son carnet d’adresses dans la région, en rayonnant depuis son QG de l’American Colony, l’élégant hôtel de Jérusalem. Il suscite aussi la polémique, des Palestiniens lui reprochant une trop grande proximité avec les Israéliens. Ces efforts finissent par s’évaporer comme l’eau d’un fleuve dans le désert. En 2015, Blair démissionne alors qu’un nouveau gouvernement israélien dirigé par Benyamin Netanyahou s’emploie à torpiller sa feuille de route pour la paix.

Depuis, Tony Blair et son TBI ont assis leur présence dans le Golfe, travaillant notamment pour Bahreïn et les Émirats arabes unis. Les riches courtiers du Golfe, qui financeront la reconstruction de Gaza, le connaissent et peuvent être en confiance. Ce carnet d’adresses exceptionnel a sans nul doute séduit l’administration Trump. « Tony Blair a un vrai intérêt pour la région, commente Denis MacShane, qui fut son ministre de l’Europe. C’est un catholique très croyant et il s’intéresse à la puissance des religions, à leur rapport avec les dynamiques politiques. Après avoir observé cela en Irlande du Nord, il ne peut qu’être fasciné par la Terre sainte et ses antagonismes ancestraux. » Pour MacShane, Blair a des atouts en mains. L’aura d’un dirigeant qui a globalement bien réussi et qui a apporté une solution à un conflit insoluble avec l’Irlande du Nord. Et une solide expérience du Moyen-Orient, « où il n’a pas fait que passer en visite comme tant d’autres mais a vécu en travaillant sur le terrain ».

De nombreux députés travaillistes sont incrédules, voire franchement critiques de ce nouveau tour de piste moyen-oriental de l’ancien premier ministre. « C’est une très mauvaise idée. On ne peut pas dire qu’il ait laissé un souvenir impérissable parmi les populations de la région », dit l’un d’eux sous le couvert de l’anonymat. D’autres ont un regard davantage bienveillant. Présidente de la Commission des Affaires étrangères de la Chambre des Communes, Emily Thornberry, accueille « favorablement tout plan poussant à une solution à deux États ». L’ancien chancelier conservateur, Jeremy Hunt, pense lui aussi que Tony Blair pourrait apporter « une très bonne contribution ».


L’aventure du New Labour

Incontestablement, celui qui est resté dix ans au 10 Downing Street, entre 1997 et 2007, a marqué l’histoire de la Grande-Bretagne. Il est d’ailleurs le premier ministre ayant le plus longtemps servi de manière continue, en remportant de manière unique trois mandats. Tony Blair et ses lieutenants ont dépoussiéré la gauche avec leur New Labour, adaptant la social-démocratie britannique à la mondialisation. À son actif, il a aussi la signature d’une paix en Irlande du Nord, après trois décennies de conflit sanglant, avec l’accord du Vendredi saint de 1998. En outre, Blair n’a pas à rougir de son bilan économique et social, avec une croissance ragaillardie, la création d’un salaire minimum et des investissements dans la Santé ou l’Éducation.

Mais son héritage reste entaché par sa décision de rester « coude à coude » avec George Bush dans la guerre d’Irak de 2003. À l’époque, le premier ministre britannique défend ardemment la possession par Bagdad d’armes de destruction massive, affirmation américaine qui s’est révélée fausse par la suite. En annonçant sa démission, en mai 2007, le charismatique dirigeant déclare à ceux qu’il a conduits durant une décennie : « Je vous demande d’accepter une chose : j’ai pu me tromper, mais, la main sur le cœur, j’ai fait ce que je pensais être la bonne chose. »

En 2016, la commission d’enquête Chilcot a sévèrement conclu que le Royaume-Uni était intervenu en Irak en mars 2003 aux côtés des États-Unis alors que Saddam Hussein « ne présentait pas de menace imminente » et que « toutes les alternatives pacifiques n’avaient pas été épuisées ». « Pour la première fois depuis la seconde guerre mondiale, a souligné le rapporteur, le Royaume-Uni a participé à l’invasion et à l’occupation complète d’un État souverain. » Après la publication du rapport, Tony Blair a battu sa coulpe : « C’était la décision la plus difficile que j’ai jamais prise. Je l’ai prise de bonne foi. J’en endosse l’entière responsabilité. J’éprouve plus de peine, de regrets et d’excuses que vous pouvez l’imaginer. »


Cabinet à la «McKinsey»

Après la fin de sa période moyen-orientale, en 2015, Tony Blair a du mal à se refaire une place sur la scène internationale. Mais il reste là, dans l’ombre, fort de son vaste réseau de relations. Pour faire rayonner son influence, il a son bras armé, le Tony Blair Institute for Global Change. Créé en 2016, c’est à la fois un groupe de réflexion et un cabinet de conseil politique à la « McKinsey ». Fort de quelque 900 personnes, il est présent dans plus d’une quarantaine de pays. Il conseille un certain nombre d’États d’Afrique, du Moyen-Orient ou d’Asie sur la réforme gouvernementale ou les systèmes de santé.

Cette deuxième casquette n’est pas sans susciter quelques polémiques, quand la structure travaille pour des pays peu regardants sur la démocratie ou les droits de l’Homme. La presse anglaise note aussi les liens étroits de Tony Blair avec les milliardaires, au premier rang desquels Larry Ellison, le fondateur d’Oracle qui finance son institut. Celui qui bataille avec Elon Musk pour être l’homme le plus riche du monde, aurait déjà donné plus de 250 millions de livres au TBI, via la Fondation Larry Ellison, l’organisation philanthropique qu’il a créée. Blair et Ellison se retrouveraient sur l’utilisation des technologies dans les soins de santé.

La galaxie Blair a une influence considérable sur la vie politique et des idées britanniques. En recentrant le Labour, après le désastreux épisode du radical Corbyn, Keir Starmer a fait monter à Downing Street de nombreux « Blairistes ». Ces derniers occupent des postes de choix, David Lammy comme vice-premier ministre, Yvette Cooper au Foreign Office mais aussi Pat McFadden, Wes Streeting, Peter Kyle et bien d’autres. Jonathan Powell, l’ancien chef de cabinet de Blair durant les dix années à Downing Street, est le conseiller à la sécurité nationale de Starmer. L’aile gauche du parti, qui essaie aujourd’hui de relever la tête à la faveur de la mauvaise passe dans les sondages du premier ministre, ne se prive pas de dénoncer cette « blairisation » de sa politique.


Un côté «disruptif»

Les notes du Tony Blair Institute ont le mérite de sortir du « courant principal ». Au début de l’année, une étude prévient ainsi les partis traditionnels qu’ils sont promis à une mort certaine s’ils ne sortent pas de leurs molles habitudes. Ils doivent « perturber s’ils ne veulent pas être perturbés ». Et juste après l’élection de Keir Starmer, Tony Blair lui a conseillé de préparer « un plan pour contrôler l’immigration ». « Les sujets culturels, autant si ce n’est plus que les sujets économiques, sont au cœur » de ce vote, avait alerté l’ancien premier ministre. C’est peut-être cela aussi qui plaît à Trump, ce côté « disruptif ».

Pour Tony Blair, une nouvelle aventure proche-orientale est à hauts risques. La première inconnue est Trump lui-même. Il peut être hasardeux d’associer son nom à une figure aussi imprévisible, d’autres en ont fait la cuisante expérience. « Il est à un âge où le risque ne se calcule plus et il a envie d’agir. Il doit se dire que si Trump est vaniteux et erratique, il fait au moins bouger les choses. C’est sans doute “Mission impossible” mais cela l’intéresse peut-être de jouer les Tom Cruise… », s’amuse encore Denis MacShane. Et puis, si cela marchait, Tony Blair ne serait sans doute pas fâché d’entrer dans l’Histoire comme celui qui a amené les juifs et les Palestiniens à se serrer la main.