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Pourquoi la liste des 270 journalistes tués à Gaza publiée par Al-Jazira est contestée

Un collectif israélien révèle que plusieurs journalistes tués à Gaza étaient en réalité des combattants actifs, célébrés comme tels par le Hamas après leur mort.

Par Erwan Seznec
Publié le 15/08/2025 à 18h33


Dans la liste de 270 journalistes tués à Gaza depuis le 7 octobre 2023 publiée par la chaîne qatarie Al-Jazira lundi 11 août, figure une quarantaine de combattants avérés. Un collectif israélien nommé Middle East Buka a pu l’établir en traduisant leurs nécrologies et leurs éloges funèbres. Ce travail a été complété par la lecture de leurs profils sur les réseaux sociaux et ceux de leurs proches.

Certains avaient peut-être vocation à alimenter les canaux de communication de la cause palestinienne, mais ils le faisaient pour prolonger le combat sur le terrain médiatique, en tant que soldats. C’est ainsi qu’ils sont aujourd’hui honorés du côté palestinien. Ahmed Abou Sharia, tombé le 19 novembre 2024, apparaît sur une affiche commémorative avec le titre de « commandant de terrain ».

C’était un opérationnel, tout comme un certain Anas Abou Shammala, tué le 9 octobre 2023, membre d’une section des brigades Al-Qassam, la branche armée du Hamas, appelée « l’élite » (Al-Nukhba), qui fait office de commando de marine. Al-Nukhba communique beaucoup sur les réseaux sociaux. Il est possible que Shammala ait fait partie de ses rédacteurs.


De là à le considérer comme un journaliste, il y a une marge. Le terme n’est pas déposé, il ne requiert aucun diplôme, mais par définition, il laisse des traces faciles à trouver. Anas Abou Shammala n’en a laissé aucune. Abdullah Darwish, lui aussi membre d’Al-Nukhba, et qui a participé à l’attaque du 7 octobre, était bien cameraman pour Al-Aqsa TV, la chaîne du Hamas. Il a été tué en décembre de la même année.

Middle East Buka a recensé également dix-sept cas de personnes présentées comme des journalistes, mais qui ont été tuées dans des frappes visant des membres de leur famille. « On ne peut pas sérieusement accuser Israël d’assassiner un journaliste quand celui-ci est le frère d’un commandant du Hamas et vit littéralement sous le même toit que lui », estime le compte X Sword of Salomon, qui a relayé en français les informations de Middle East Buka.

« Moudjahid » : combattant. Le mot revient sans cesse. Yasser Abou Namous est mort le 27 octobre 2023. Sa mère, sa femme et sa sœur lui rendent hommage sur les réseaux sociaux en tant que moudjahid et « qassami », membre des brigades Al-Qassam.

« Moudjahid » également, Mohamed Al-Zaq, tué le 22 novembre 2023, journaliste selon Al-Jazira, mais également membre des brigades Al-Qods, branche armée du Djihad islamique palestinien.
« Moudjahid » encore, Mohamed Amin Abou Daqqa, tué le 20 mai 2025. Le Hamas tend à présenter tous les Palestiniens comme des combattants résolus, soudés contre l’ennemi israélien, mais en l’occurrence, Mohamed Amin Abou Daqqa se décrivait lui-même ainsi sur ses profils de réseaux sociaux, avant sa mort.
« Moudjahid » toujours, Mohamed Fayez al Hassani, tué le 26 octobre 2023, rédacteur en chef à la fondation Rawasi Palestine (active dans le domaine artistique), mais aussi commandant dans les brigades Al-Qods.


Une ambivalence assumée

Le journaliste Assem Kamal Moussa, tombé le 16 décembre 2023, est décrit, dans sa nécrologie, comme un « lion des lignes de front ». Tariq et Mohamed Al-Sayyed, deux frères tués en 2024, travaillaient pour Al-Qods Radio, mais leur nécrologie s’attarde sur leur engagement militaire. Tariq est « entré jeune dans le chemin du djihad » et aurait ainsi « affronté les perfides sionistes ».

Front populaire de libération de la Palestine, Hamas, Fatah : les organisations palestiniennes sont d’ailleurs transparentes. Elles assument sans aucune ambiguïté la présence, dans leurs troupes, de combattants communicants. Fouad Abou Khammash a été salué à sa mort le 10 janvier 2024 par la brigade des martyrs d’Al-Aqsa comme un des chefs de son « média militaire ».

Arabophone, Al-Jazira ne pouvait ignorer ces mentions, qui changent sensiblement le sens de sa liste. Celle-ci vise à diffuser l’idée que les forces israéliennes ciblent les journalistes en tant que tels, dans le but de masquer d’autres crimes. Le carnage dans la corporation à Gaza s’explique peut-être de manière moins machiavélique. Des correspondants de la presse étrangère ont été pris pour cible par les forces israéliennes parce qu’ils se comportaient en combattants.


« Les journalistes sont des civils » et les cibler en temps de guerre « est un crime de guerre », déclarait, le 11 août, Jodie Ginsberg, du Comité pour la protection des journalistes (CPJ). Un soldat, en revanche, assume de tuer et de prendre le risque d’être lui-même exposé à la mort. Le problème est que dans le chaos ambiant, la frontière entre les deux corporations est devenue très floue.


Pas de journalisme libre à Gaza

L’intégration de communicants aux forces armées est une pratique courante, y compris en France. Créé en 1915, son service d’information et de relations publiques (le Sirpa) emploie plusieurs centaines de personnes, dont des militaires.

L’ambiguïté, à Gaza, est que certains de ses combattants ont été sollicités comme correspondants locaux par des médias étrangers, y compris Al-Jazira. Ces derniers n’ont pas le choix. Israël refuse l’entrée dans la zone de conflit à tous les journalistes étrangers. Tué le 10 août 2025, Anas al-Sharif, qui couvrait le conflit pour la chaîne qatarie depuis octobre 2023, était selon les autorités israéliennes « le chef d’une cellule terroriste » du Hamas.

Il ne figure pas dans les profils listés par Middle East Buka, mais le collectif a travaillé seulement sur des sources ouvertes, sans accès à des données confidentielles. Toutefois, même s’il se trouvait d’autres combattants avérés dans la liste des 270 noms, celle-ci reste très longue. Al-Jazira a sans doute compté des combattants propagandistes comme des journalistes tués en tant que tel, mais cela ne change pas le fait que la presse paie un très lourd tribut dans ce conflit.


Le Hamas est un mouvement totalitaire, qui contrôle étroitement le travail de tous les journalistes ou collaborateurs de médias présents à Gaza. Parmi ces derniers, certains tentent sans doute de faire leur travail du mieux possible, dans un contexte très difficile. Combien subissent la censure, combien prêtent au contraire un concours enthousiaste à la propagande de guerre ? Question sensible et complexe.

Contacté, Reporters sans frontières n’a pas commenté les informations divulguées par Middle East Buka. La Fédération internationale des journalistes nous a répondu qu’elle ne trouvait « pas convaincantes » les preuves d’affiliation au Hamas rassemblées par Middle East Buka, mais sans se bercer d’illusions. « Nous comptons un journaliste dans notre liste lorsqu’il travaille pour un média et exerce sur le terrain afin d’informer le public », explique sa porte-parole à Bruxelles, Pamela Morinière, tout en concédant que « la vérification est difficile dans la situation actuelle » pour déterminer quelle part de liberté ou d’objectivité conservent les intéressés sur le terrain.