ENTRETIEN. Israël s’appuie sur le dernier rapport de l’Agence internationale de l’énergie atomique pour bombarder l’Iran. Pour le politologue Bruno Tertrais, au-delà de l’aspect technique, la volonté politique iranienne est à prendre en compte.
Propos recueillis par Clément Machecourt
C’est la raison principale invoquée par Israël pour frapper l’Iran : le régime des mollahs serait proche d’avoir une arme atomique. « Notre but est d’empêcher l’Iran d’avoir l’arme nucléaire, quoi qu’il arrive », avait prévenu, dès le 11 juin, Joshua Zarka, l’ambassadeur d’Israël en France, lors d’une audition devant le Sénat. Téhéran affirme avec force depuis plusieurs années que son programme nucléaire est à vocation civile.
Pays non doté, mais faisant partie du traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP) depuis 1970, l’Iran s’est engagé « à n’accepter de qui que ce soit, ni directement ni indirectement, le transfert d’armes nucléaires ou autres dispositifs nucléaires ou du contrôle de telles armes ou de tels dispositifs explosifs ; à ne fabriquer ni acquérir de quelque autre manière des armes nucléaires ou autres dispositifs nucléaires explosifs ; et à ne rechercher ni recevoir une aide quelconque pour la fabrication d’armes nucléaires ou d’autres dispositifs nucléaires explosifs ».
C’est l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), sous l’égide de l’ONU, qui vérifie que l’Iran respecte ses engagements, en inspectant régulièrement ses différentes installations. Mais la veille des frappes israéliennes du 13 juin, l’AIEA a pour la première fois constaté la violation par Téhéran de ses obligations, souligne le politologue et directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique (FRS), Bruno Tertrais. L’auteur de Pax Atomica ? et de La Question israélienne revient sur l’histoire du programme nucléaire iranien et ces capacités actuelles pour faire des armes atomiques.
Le Point : On dit que le programme nucléaire iranien a commencé à l’époque du Shah. Est-ce exact ?
Bruno Tertrais : Techniquement, c’est vrai. Le programme nucléaire iranien a été lancé sous le règne du Shah, dans les années 1950, avec l’aide des États-Unis. Mais il n’y a jamais eu d’assistance d’un État occidental à des activités militaires ou civilo-militaires iraniennes. Au demeurant, le Shah a rapidement abandonné toute ambition militaire et a pris la décision de ratifier le traité de non-prolifération nucléaire (TNP).
À quel moment le programme a-t-il pris une dimension secrète et militaire ?
La vocation militaire du programme iranien n’est apparue qu’après la guerre Iran-Irak. Cette dimension s’est développée discrètement jusqu’au début des années 2000. C’est à cette époque que des installations secrètes d’enrichissement de l’uranium ont été découvertes. Parallèlement, des études de « militarisation » avaient été entreprises, assez avancées – l’Iran dispose d’un schéma d’arme –, puis suspendues en 2003. Principalement par crainte d’une frappe américaine.
Les négociations sur le nucléaire iranien ont duré longtemps. Quel était l’objectif de l’accord de 2015 ?
Les négociations ont effectivement duré dix ans, de 2005 à 2015. L’accord signé en 2015, le JCPOA, visait à modifier le calcul des dirigeants iraniens pour qu’ils renoncent progressivement à toute ambition militaire, en échange d’une levée de la plupart des sanctions qui pesaient sur l’économie du pays.
Aujourd’hui, Israël s’appuie sur le dernier rapport de l’AIEA, qui indique que l’Iran produit de l’uranium enrichi à 60 %, bien au-delà du niveau civil. Que dit ce rapport sur les capacités actuelles de l’Iran ?
Depuis plusieurs années, l’AIEA estime ne plus être en mesure de vérifier le caractère exclusivement pacifique du programme nucléaire iranien. Entre 2015 et 2018, l’accord a été globalement respecté, mais à partir de 2019, après le retrait américain, les violations sont devenues flagrantes, tant sur le volume d’uranium enrichi que sur le taux d’enrichissement, qui a atteint 60 %, avec même des particules retrouvées à 83 %. Ce niveau n’est pas justifiable pour un usage civil, puisque les centrales nucléaires fonctionnent avec de l’uranium enrichi à 3 à 5 % environ. Ajoutons que l’AIEA a, pour la première fois, à la veille des frappes israéliennes, constaté officiellement la violation par Téhéran de ses obligations à l’égard de l’Agence.
Où en est l’Iran aujourd’hui en termes de capacité à produire une arme nucléaire ?
En mai 2025, l’Iran est arrivé à un délai quasi immédiat pour enrichir suffisamment d’uranium à 90 % pour plusieurs armes nucléaires. L’Iran pourrait disposer de plus de 230 kg d’uranium de qualité militaire en trois semaines, soit de quoi fabriquer une petite dizaine d’armes. Il ne faudrait que deux ou trois jours à l’Iran pour produire une « quantité significative » (QS) d’uranium hautement enrichi, soit ce qui est nécessaire pour une arme, dans l’installation enterrée de Fordow.
Il y a une dizaine d’installations de recherche nucléaire, quels rôles jouent précisément celles de Natanz et Fordow ?
Natanz est la principale usine d’enrichissement d’uranium iranienne, découverte en 2002. Fordow, quant à elle, est une installation enterrée, non déclarée à l’origine, découverte par le renseignement occidental en 2008. Elle a été construite pour résister aux bombardements. Ce sont les deux principales installations de « centrifugation », l’opération principale du programme d’enrichissement.
Est-il possible pour Israël de détruire le programme nucléaire iranien par des frappes aériennes ?
Tout dépend de l’objectif. À mon sens, il ne s’agit pas tant de détruire le programme, mais de l’endommager suffisamment pour que le temps nécessaire à sa reconstitution soit tel qu’il ne constitue plus une menace à court et moyen terme. L’installation de Fordow ne peut pas être détruite par les moyens aériens actuellement à la disposition d’Israël. Cependant, les Israéliens n’utilisent pas que des moyens aériens. Ils recourent aussi à des actions de sabotage et probablement à des cyberattaques. La formule employée par Benyamin Netanyahou a été « mise en échec du programme », et non « destruction ». Précisons par ailleurs que contrairement à une crainte répandue, il n’y a pas de risque radiologique majeur : les matières concernées sont beaucoup moins radioactives que celles qui sont installées dans les centrales nucléaires civiles, par exemple.
Le ciblage des scientifiques permet également cette « mise en échec » ?
Un programme nucléaire, ce sont des installations, du matériel, mais aussi des ressources humaines. Or, les ingénieurs et scientifiques nucléaires sont moins facilement remplaçables que les responsables militaires. Leur élimination fait donc partie de l’effort israélien, d’ailleurs, depuis vingt ans.
L’Iran pourrait-elle rapidement doter ses armes nucléaires de vecteurs ?
Un programme nucléaire militaire comporte trois volets : la matière fissile, la fabrication de la charge et la mise à disposition de vecteurs. Les Iraniens travaillent depuis vingt ans à l’adaptation d’une charge nucléaire sur un missile. Selon le renseignement occidental et israélien, ces travaux ont commencé dès le début des années 2000. S’agissant de la fabrication de la charge, c’est-à-dire de la « militarisation », il y a quelques années, on estimait qu’il aurait fallu entre 18 et 24 mois à l’Iran pour produire un engin opérationnel. Depuis, il est à peu près certain que l’Iran a repris des travaux préliminaires à la militarisation, ce qui réduit le temps nécessaire si la décision était prise. De combien ? Ce n’est pas clair.
On dit depuis vingt ans que l’Iran est à deux ans de la bombe. Pourquoi ce délai ne se concrétise-t-il jamais ?
Je comprends que cela puisse surprendre… Il est impossible de donner une réponse précise, car il ne faut pas confondre le délai « technique » et le délai « politique ». De fait, l’Iran n’est jamais allé aussi vite qu’il le pouvait, préférant la stratégie de la tortue à celle du lièvre. Le délai a aussi été allongé par les décisions iraniennes, les négociations et les multiples actions de sabotage menées par Israël. Il est possible que le Guide suprême n’ait jamais pris la décision de fabriquer une arme nucléaire opérationnelle. Le consensus semble être que l’Iran veut se doter de tous les moyens nécessaires pour pouvoir fabriquer très rapidement une arme si la décision politique était prise. Mais rien n’indique que cet ordre ait été donné. Cela dit, aucun pays depuis 1945 n’a autant investi dans une option nucléaire militaire sans ensuite franchir le pas…
Le renseignement israélien en sait-il plus que les autres services occidentaux sur l’avancée du programme iranien ?
Israël a investi considérablement dans le renseignement sur l’Iran depuis plus de deux décennies. À ma connaissance, le pays partage la quasi-totalité de ses informations sur le sujet avec les États-Unis – et réciproquement. Il est possible que des découvertes récentes aient été faites. Le renseignement américain n’a pas fait état publiquement d’une reprise formelle de la militarisation proprement dite. On attend de voir si les Israéliens avaient d’autres informations. Un groupe iranien d’opposition a fait état le 10 juin d’un plan secret intitulé Kavir. Je ne sais pas si ces informations sont fiables.
Quel rôle pourraient jouer les États-Unis dans les jours ou mois qui viennent ?
C’est la grande incertitude. Deux questions se posent : Israël a-t-il impérativement besoin des États-Unis pour endommager significativement Fordow ? Et, si oui, les États-Unis accepteraient-ils de « terminer le travail » ? Les États-Unis sont les seuls à disposer de bombes capables de pénétrer profondément ce site, mais pas jusqu’au sol de l’installation, à plusieurs centaines de mètres. Les Israéliens, qui ont fait preuve de créativité dans le sabotage du programme, pourraient aussi avoir d’autres moyens d’endommager Fordow. Par exemple, en étouffant littéralement l’installation : en bouchant ses issues, en coupant l’aération, l’électricité, etc. Ce qui finirait par avoir un impact, même si elle dispose certainement de groupes électrogènes…