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Les scénarios d’une gouvernance à Gaza après les annonces stupéfiantes de Donald Trump

DÉCRYPTAGE – Alors que le président américain a effaré le monde en annonçant sa volonté de «prendre le contrôle» de Gaza, il est resté particulièrement flou sur les formes que pourrait prendre la future administration de cette enclave.

Par Solène Vary

L’ambassadeur américain en Israël lors du premier mandat de Donald Trump , David Friedman, a fait un aveu d’échec dans une interview récente : «Nous n’avons jamais pu répondre à la question fondamentale, qui est : existe-t-il quelqu’un qui puisse diriger Gaza sans constituer une menace pour la population de Gaza ainsi que pour Israël ?» Face à cette impasse qui avait miné son premier mandat, Donald Trump a donc émis l’idée qui lui paraissait la plus simple : que les États-Unis prennent le contrôle de l’enclave et déplacent temporairement les Gazaouis, le temps de la reconstruction. La déclaration a stupéfié bon nombre de gouvernants, du Brésil à la Chine, et conquis l’extrême droite israélienne.

Aussi délirante semble-t-elle, la proposition est à prendre au sérieux selon Romuald Sciora, directeur de l’Observatoire politique et géostratégique des États-Unis de l’IRIS : «Elle met à bas le système multilatéral et enterre de façon quasi irréversible la solution des deux États, déjà moribonde», explique-t-il. En somme, même si le déplacement forcé de deux millions de Palestiniens semble improbable, tout comme la transformation de Gaza en luxueuse station balnéaire, l’annonce pourrait avoir le mérite de faire bouger les lignes malgré les nombreuses questions en suspens. La plus importante étant : quelle pourrait être la future gouvernance de la bande de Gaza ?

Scénario 1 : l’idée folle d’une «annexion» américaine

Bien que nuancés par la Maison-Blanche, les propos tenus par Trump lors de sa rencontre avec Benyamin Netanyahou le 4 février dernier étaient très clairs : «Nous prendrons possession [de la bande de Gaza, NDLR] et serons responsables du démantèlement de toutes les bombes dangereuses qui n’ont pas explosé et de toutes les autres armes.» Textuellement, cette sortie annonçait une annexion pure et simple du territoire palestinien, pour en faire à terme «la riviera du Moyen-Orient», avec immeubles de luxe, palmiers et… terrains de golf. «Si l’on évacue toutes les questions morales, politiques, sécuritaires, c’est faisable», affirme Olivier Kempf, chercheur associé à la Fondation pour la recherche stratégique. «Évidemment que les États- Unis ont la capacité de construire des immeubles, des spas, des lacs artificiels. Mais dans ce contexte, c’est inimaginable.» L’option privilégiée par Donald Trump est en réalité la plus irréaliste.

Scénario 2 : une administration temporaire sous l’égide des États-Unis

Un gouvernement provisoire organisé par les États-Unis… Voilà la proposition à peine moins stupéfiante suggérée par le secrétaire d’État Marco Rubio sur les réseaux sociaux ce jeudi. «Les États-Unis sont prêts à prendre la tête du mouvement et à rendre à Gaza sa beauté», a-t-il écrit sur X. Un tel scénario évoque évidemment la situation irakienne de 2003. Après l’invasion de l’Irak – Accusé à tort par les États-Unis de détenir des armes de destruction massive et de soutenir le terrorisme – et le renversement rapide du régime de Sadam Hussein, une Autorité provisoire de Coalition (CPA) est nommée sous l’égide des Nations Unies et dirigée par les États- Unis. Investie des pouvoirs exécutifs, législatifs et judiciaires, elle devait veiller, jusqu’à la constitution d’un gouvernement irakien stable, à l’intégrité territoriale et la sécurité des habitants. Après un an d’une gouvernance chahutée, l’administrateur en chef opère un «transfert de souveraineté» au gouvernement intérimaire irakien, avant que soient organisées des élections. Bilan : un «fiasco», selon l’ancien ministre français des Affaires étrangères, Hubert Védrine. Autrement dit, un chaos politique et l’émergence de mouvements islamistes épars, parmi lesquels le groupe terroriste Daech.

Cette amère expérience américaine a maintes fois été analysée. «Elle a montré que le ‘country building’ à l’américaine ne fonctionne pas en terre d’islam. Le droit d’ingérence ou le néoconservatisme, c’est le retour de la pulsion coloniale par la fenêtre», écrivait le chroniqueur international Renaud Girard dans le Figaro en 2014, dix ans après la fin de la guerre. Répliquer une telle aventure serait donc bien hasardeux et impliquerait un engagement militaire massif, que l’état-major trumpiste a rejeté. Donald Trump, qui affirme à qui veut l’entendre qu’il ne veut plus jouer les

«gendarmes du monde», surprendrait en effet s’il choisissait de s’immiscer de la sorte dans le règlement du conflit à Gaza. «Il se glorifie de n’avoir jamais ouvert de conflit», rappelle Olivier Kempf. Notons également que l’Administration Trump compte dans ses rangs bon nombre d’anciens d’Irak largement désillusionnés, comme le vice- président JD Vance ou le général Kellogg, émissaire en charge de la résolution de la guerre en Ukraine, qui n’était autre que le directeur des opérations de l’Autorité provisoire de la coalition en Irak en 2003. Au sujet de ce dernier, Donald Trump avait d’ailleurs dit en novembre dernier : «Ensemble, nous obtiendrons la paix par la force…» Une nouvelle doctrine qui fait un écho singulier à ses propositions récentes sur la bande de Gaza.

Scénario 3 : L’armée israélienne administre Gaza, avec le soutien américain

La porte-parole de la Maison-Blanche, Karoline Leavitt, a nuancé mercredi les premières annonces de Donald Trump en insistant sur le fait que les États-Unis travailleraient à la reconstruction de Gaza «avec ses partenaires dans la région». On pense forcément à Israël, dont le premier ministre a salué «la bonne idée» américaine. Selon le journaliste du New York Times, Steven Erlanger, Benjamin Netanyahou a toujours «éludé la question de savoir qui dirigera Gaza après le conflit» pour ne pas fragiliser sa coalition gouvernementale, qui dépend de partis d’extrême droite favorables à une colonisation du territoire par les Israéliens. «Il pourrait y avoir une situation semblable à celle de Cisjordanie, dont Israël administre une partie du territoire», suggère le spécialiste des questions de défense et maître de conférences à Sciences Po, Guillaume Lagane. Une telle démarche ne serait possible qu’avec un soutien total des États-Unis. Donald Trump a déjà montré, lors de son premier mandat, qu’il était prêt à suivre Netanyahou assez loin. Guillaume Lagane cite la reconnaissance par Trump en 2017 de Jérusalem en tant que capitale de l’État d’Israël (il y avait fait déplacer l’ambassade américaine, auparavant implantée à Tel Aviv) et la signature en 2019 d’un décret reconnaissant la souveraineté d’Israël sur le plateau du Golan. Une telle hypothèse impliquerait une élimination préalable du Hamas. Et pourrait conduire à une annexion progressive de l’enclave gazaouie par Israël, tolérée par les Américains.

Scénario 4 : une coalition arabe… avec Israël ?

Cette option, consistant à créer une paix régionale au Moyen-Orient – le rêve de Donald Trump – présente un défi immense. Il s’agirait en quelque sorte d’un approfondissement des accords d’Abraham signés par Trump en septembre 2020, qui prévoyaient une normalisation des rapports diplomatiques entre Israël et les Émirats arabes unis d’une part, et Israël et le Bahreïn d’autre part.

L’un des principaux acteurs sollicités dans un tel scénario serait l’autorité palestinienne, «aussi détestable, corrompue et sénile soit-elle», selon les mots de Romuald Sciora, faisant référence à Mahmoud Abbas, le président de l’Autorité palestinienne de 89 ans. L’Autorité palestinienne est la seule reconnue par l’ONU et Israël et donc à même d’être acceptée au sein d’une gouvernance de la bande de Gaza. L’ancien secrétaire d’État américain, Anthony Blinken, avait commencé à tracer les contours d’un plan d’après-guerre à Gaza. «Nous pensons que l’Autorité palestinienne doit inviter des partenaires étrangers à l’aider à mettre en place et gérer une administration intérimaire chargée des principaux secteurs civils à Gaza», avait-il déclaré en janvier dernier. Parmi les conditions qu’il posait à cette nouvelle gouvernance : un retrait complet des forces israéliennes de la bande de Gaza d’une part, et du Hamas, de l’autre. Parmi les partenaires étrangers à même d’apporter leur contribution, il faudrait compter avec les voisins arabes : l’Égypte, la Jordanie, les Émirats arabes unis, l’Arabie saoudite. Mais ce projet, qui excluait Israël, a été rejeté par Benjamin Netanyahou.

L’avenir du Hamas et des habitants de Gaza en question

L’organisation politique de l’après-guerre à Gaza reste excessivement incertaine et dépendra de deux facteurs majeurs : l’élimination du Hamas et le devenir de la population locale. Selon Romuald Sciora, «les troupes américaines auraient certainement la capacité de détruire les dernières poches de résistance du Hamas». Mais une fois encore, cette opération impliquerait une action militaire directe que Donald Trump a rejetée. Par ailleurs, dans l’année de guerre qui a suivi l’assaut meurtrier du 7-Octobre, Tsahal, l’une des armées les plus puissantes du monde, n’est jamais parvenu à éradiquer le mouvement terroriste. Alors que c’était son principal objectif. Si le Hamas comptait entre 25.000 et 30.000 combattants avant le conflit, difficile de dénombrer les forces en présence à ce jour. Selon Israël, plus de deux tiers des soldats auraient été mis hors de combat, mais le groupe semble toujours debout. En outre, l’anéantissement des dirigeants et des infrastructures ne signifie par celui de l’idéologie du Hamas, qui risque de perdurer.

Ces projections ne peuvent pas non plus se faire sans intégrer la question de la population de Gaza. Donald Trump souhaite déplacer les habitants vers l’Égypte ou la Jordanie – pays qui refusent formellement d’accueillir de nouveaux Palestiniens à ce stade – au moins le temps d’une reconstruction. Mais si tant est qu’un tel mouvement – totalement proscrit par le droit international — puisse être opéré ( «par quel moyen de transport, en avion ? en bus ? par trains… ? », questionne Olivier Kempf), peut-on imaginer que les Gazaouis reviennent au bout d’une dizaine, voire d’une quinzaine d’années, une fois que tout aura été rebâti ? En 1948, lors de l’exode palestinien de 700.000 Palestiniens à la création d’Israël, communément appelé «la Nakba», les déplacés n’ont eu aucun droit de retour. En cas d’exil, qui plus s’il est organisé par les États-Unis, difficile d’imaginer que les habitants finissent par regagner leur terre.

À ces inconnues s’ajoute un calendrier électoral beaucoup plus concret aux États- Unis avec des élections de mi-mandat prévues en novembre 2026. «Si les négociations durent encore, Donald Trump se rapprochera d’une échéance électorale cruciale pour lui, qui devrait l’inciter à la prudence», analyse Romuald Sciora. Le conflit devrait alors se geler une fois de plus, laissant la bande de Gaza à l’abandon, sombrant dans la pauvreté la plus extrême et dans l’oubli, jusqu’à la reprise des hostilités.