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«Ils étaient les plus cruels et les plus extrémistes»: sur la piste des djihadistes français en Syrie

REPORTAGE Lors de l’incursion menée par les troupes HTS (Hayat Tahrir al-Sham) en Syrie contre le régime el-Assad, des vidéos ont rappelé la présence de Français parmi les groupes islamistes armés. Nous nous sommes rendus sur place pour tenter de les rencontrer.

Par Nadjet Cherigui, pour Le Figaro Magazine

L’offensive entamée depuis la province rebelle d’Idlib le 27 novembre dernier a été aussi éclair que victorieuse. Les troupes armées islamistes de HTS, Hayat Tahrir al-Sham (comité de la Libération du Levant), et leur chef de file Mohammed al-Joulani ont mené une opération d’envergure. Elle a précipité la chute du régime de Damas et la fuite de Bachar el-Assad. Cinquante-quatre années d’un règne de ténèbres et de barbarie ont semblé être balayées en quelques jours.

Au milieu du chaos et de la sidération, des combattants français ne sont pas passés inaperçus. On les a entendus dans des vidéos devenues virales se réjouir de l’accueil triomphal en libérateurs qui leur a été réservé notamment par les populations sur la route entre les localités de Hama et Homs. Dans ces séquences, ils entrecoupent leurs acclamations en français au cri de « Allah akbar même les chrétiens sont heureux, même les chrétiens célèbrent, tous ensemble hamdoulilah ! » Ils se réjouissent de la destruction sur leur passage d’une statue de Hafez el-Assad.

Dans certaines images partagées sur les réseaux sociaux, on les voit à proximité de l’église du village chrétien de Kfar Bouhoum. Il s’agirait d’une poignée d’hommes appartenant au groupe de Omar Omsen. Venu de Nice, ce Français d’origine. sénégalaise s’est fait connaître pour avoir été un des plus importants recruteurs de jeunes djihadistes en devenir.

Il est aujourd’hui à la tête d’un groupe composé de moins d’une centaine de combattants français. Ces images lointaines ont, pourtant, ravivé des plaies encore douloureuses, celles laissées par les attaques terroristes perpétrées en France en 2015 par des terroristes français revenus du front syrien. Nous avons essayé, dès la diffusion de ces vidéos, d’entrer en contact avec certains d’entre eux. Les réponses, si elles sont toujours négatives, varient en fonction de l’interlocuteur.

«Il vous faut venir ici pour les trouver»

« Il n’y a pas de Français en Syrie », nous a affirmé une source proche du groupe de Abou Mohammed al-Joulani. « Ils sont présents, contredit une autre, mais ils se cachent. Ils ont peur d’être renvoyés dans leur pays d’origine. » « Ils sont bien , assure une troisième source, mais il vous faut venir ici pour les trouver. Je vous attends. » Selon nos informations, ils sont en effet près de 200 sur le sol syrien, essentiellement repliés dans cette enclave d’Idlib tenue par HTS depuis la chute de Daech en tant que proto-État.

C’est à Damas, la capitale syrienne, que commence notre enquête. Il nous a donné rendez-vous en fin d’après-midi au milieu d’un rond-point où la circulation des voitures est aussi dense que chaotique. Il arrive en compagnie d’un acolyte taciturne mais armé. Lui, vêtu d’un treillis de couleur sable, porte sourire franc et kalachnikov en bandoulière. Sa poignée de main, il la réservera pour les interlocuteurs masculins.

Abou Saïd* a 27 ans. Par crainte pour sa sécurité, il nous demande de modifier son nom de combattant qui est déjà un pseudonyme mais avec lequel il a fait « ses armes », forgé sa réputation et grimpé les échelons de la hiérarchie au sein du groupe de Hayat Tahir al-Sham. Le jeune homme est syrien et cumule déjà douze années d’expérience en tant que soldat. Il a rencontré nombre de Français. « Beaucoup sont installés dans la région d’Idlib, confirme-t-il, mais d’autres sont aussi présents autour de Damas et ailleurs. J’ai combattu avec eux et j’en compte un parmi mes meilleurs amis. »

Se faire discret

Installés plus au calme dans un café, nous écoutons Abou Saïd décrire la personnalité de son camarade qu’il dépeint comme sympathique, chaleureux et courageux. Il fait défiler sur l’écran de son smartphone des photos souvenirs où il prend la pose en uniforme avec son camarade à la moustache noire particulièrement fournie. « Je ne connais pas son vrai nom. Nous l’avons toujours appelé Abou shawareb. » « Cela signifie Abou Moustache », insiste avec un zèle particulièrement amusé Saba, notre traductrice. Le bien nommé serait installé depuis de nombreuses années à Afrin dans le nord du pays. Marié à une femme d’origine syrienne, il aurait trois enfants et aucune intention de retourner en France.

Nous avons essayé par le biais de son ami Abou Saïd de rencontrer ce Français du djihad, mais l’homme n’a jamais accepté. « Il a eu très peur, nous explique Abou Saïd, quelques jours après notre première rencontre. Il veut rester discret pour ne pas se faire repérer par les autorités françaises. Ils sont très nombreux comme lui en ce moment à faire profil bas en attendant de régulariser leur situation en Syrie. ils espèrent devenir citoyens syriens. » Il ne tarit pas d’éloges sur son camarade qu’il considère comme loyal. L’homme a rejoint, à 14 ans, l’ASL (l’Armée syrienne libre) en 2012 puis les rangs de Daech. Il y a croisé le chemin d’un certain nombre de Français.

Beaucoup d’étrangers sont venus faire le djihad en Syrie. (…) Ils profitaient aussi des femmes, pratiquaient la polygamie, avaient jusqu’à 8 esclaves sexuelles tout en appliquant une charia très stricte.

Abou Saïd, jeune homme ayant combattu au sein de Daech puis d’HTS

« Je suis resté un an et sept mois avec l’État islamique. J’ai fini par m’enfuir car ils voulaient me faire exploser dans un attentat suicide à Mossoul. » Pendant toute cette période passée au sein des rangs de Daech en Syrie, Abou Saïd garde un souvenir amer des Français. « Beaucoup d’étrangers sont venus faire le djihad en Syrie. Il y a eu des Tchétchènes, des Américains et des Européens, dont des Français. Ceux-là se montraient les plus cruels et étaient les plus extrémistes. Ils profitaient aussi des femmes, pratiquaient la polygamie, avaient jusqu’à 8 esclaves sexuelles tout en appliquant une charia très stricte. Ils étaient en plus, en tant qu’étrangers, mieux payés, avaient les meilleurs postes et étaient souvent juges. » Abou Saïd ne supportait plus les abus et les exécutions sommaires pratiquées généralement en public et surtout refusait de mourir en martyr. Il s’échappa de Raqqa et finit en 2018 par rejoindre les rangs de al-Joulani dans la province d’Idlib. Il insiste : « Les Français, c’est là-bas que vous les trouverez. »

Femme de djihadiste

Depuis Damas, nos recherches nous font passer par les villes de Homs et Hama, mais c’est bien à Idlib que nous rencontrons celle qui choisira de se faire appeler Reem* pour préserver son identité. Dans cette région administrée par le groupe de Mohammed al-Joulani, l’étau religieux se fait plus resserré. Dans les rues, le voile, parfois intégral, est omniprésent et c’est le noir qui domine. Notre interlocutrice porte gants et niqab dissimulant son visage. Elle est enthousiaste, affable et dans une maîtrise parfaite des éléments qu’elle choisit de révéler ou non.

Reem est française, elle est de ceux que les autorités de son pays qualifient de djihadistes. En cette fin d’après-midi, nous sommes attablés dans le petit salon feutré réservé aux femmes d’un café situé dans le centre d’Idlib. La décoration faite de multitudes de fleurs accrochées aux murs et au plafond sature l’atmosphère d’un rose bonbon. Ses deux enfants prêtent une oreille attentive et discrète à ce qu’elle nous raconte tout en dégustant délicatement avec couteaux et fourchettes leurs éclairs au chocolat.

Reem a 33 ans. Avant de pouvoir échanger dans la langue de Molière et sans détour sur son parcours, il nous aura fallu discuter en faisant mine de ne pas saisir ce nuage d’accent à peine perceptible dans cet anglais qu’elle maîtrise parfaitement. La première rencontre s’est faite dans un jardin public d’Idlib. Reem est alors accompagnée d’une amie, Souad*, maman d’une petite fille de quelques mois. Les yeux de l’enfant sont d’un bleu hypnotique. « Elle les tient de son père, sourit Souad. Il est ukrainien et est venu combattre en Syrie. » Souad veillera, elle aussi, à rester évasive, tout en prêtant attention à nos échanges avec Reem qui se montre prudente, interrompant, de temps à autre son amie, en lui rappelant « no détails ! »

« Je viens d’un pays en Europe, poursuit Reem. Mais vous comprenez que je ne peux dire lequel exactement. » Sa frustration transpire à travers le textile noir de son niqab. Nos regards se croisent. Elle sait que nous savons et ses yeux apparents derrière les deux fentes pétillent d’envie. Nos numéros de téléphone sont vite échangés et après quelques messages téléphoniques, nous décidons de nous retrouver dans ce salon de thé couleur barbe à papa. Reem lève le voile sur un visage que sa silhouette longiligne drapée de noir suggérait délicat. « Bon, on peut se parler en français maintenant que nous sommes seules et plus tranquilles. Vous aviez deviné… je m’en doutais. » Reem parle, dorénavant, sans détour. En préambule de la confidence, elle explique avoir vérifié notre profil sur internet avant d’accepter une autre rencontre. « J’ai vu ce que vous faites. C’est OK pour moi. J’ai envie de vous parler. »

«J’en suis aujourd’hui à mon quatrième mari»

Reem est née en France. Ses parents d’origine algérienne ne sont pas des musulmans pratiquants. Elle décrit son père comme hostile à la religion au point de refuser d’adresser la parole à sa fille depuis sa conversion à l’islam. La jeune femme, qui a grandi « quelque part en banlieue parisienne », a évolué dans un environnement chaotique où l’indifférence s’exerçait comme une autre forme de violence.

L’adolescente se cherche un foyer d’adoption. Il sera religieux. Elle trouve à travers la lecture du Coran une forme d’apaisement et choisit une voie rigoriste.

Elle prie, porte le jilbeb, s’isole de plus en plus dans la chambre de sa cité universitaire en banlieue. C’est dans ce contexte, en 2014, qu’avec ce petit ami fréquenté depuis quelques mois, devenu son mari, elle décide de quitter la France. Reem dit être passée par la Turquie pour gagner la zone aride de Shadadi. C’est dans cette localité située dans le désert que le commando terroriste responsable de l’assaut du Bataclan se serait formé. « Lorsque nous sommes arrivés en Syrie, mon mari a d’abord rejoint le Front al-Nosra, puis il a été recruté par Daech. La propagande de l’État islamique et les moyens que ces djihadistes offraient ont attiré beaucoup d’étrangers. Les autres groupes ne faisaient pas le poids. »

Un an après, Reem et son époux rejoignent ensuite l’Irak. Elle est déjà maman de deux enfants lorsque à l’apogée de cette guerre la bataille de Mossoul débute. Les combats sont d’une violence inouïe. Elle veut fuir, mais son mari, sa coépouse et les acharnés de l’État islamique s’y opposent. « Daech interdisait aux femmes et aux enfants de quitter Mossoul, nous étions utilisés comme des boucliers humains. Nous avons survécu et nous sommes partis en nous entassant dans un camion : la route a duré quinze heures. Je me rends compte aujourd’hui que vivre dans un pays en guerre cela vous détruit intérieurement, psychologiquement. Avec les bombardements, la peur s’installe. On réagit au moindre bruit, mais finalement on s’adapte à tout. »

Daech interdisait aux femmes et aux enfants de quitter Mossoul, nous étions utilisés comme des boucliers humains. (…) Je me rends compte aujourd’hui que vivre dans un pays en guerre cela vous détruit intérieurement

Reem, une Française partie en Syrie en 2014 pour rejoindre l’EI

La suite de son périple la ramène en Syrie aux alentours de Deir Ezzor, un fief administré par Daech. « J’en suis aujourd’hui à mon quatrième mari. Le premier, sourit-elle, est mort dans des combats à Gharanij. Ma coépouse est morte aussi dans un bombardement à Baghouz. C’était une fanatique, elle voulait me prendre mes enfants en expliquant qu’il s’agissait des enfants de son mari. » La veuve n’a pas pleuré cette perte et ne s’en cache pas. « C’était un homme violent. Il me frappait, me menaçait. »

«Tuer, peu importe le prix»

Reem est placée dans une Madafa, un de ces lieux clos où les autorités de l’État islamique enfermaient les femmes célibataires ou veuves en attendant de les remarier avec d’autres combattants de la cause. « Daech interdit aux femmes de vivre seules. Je venais de perdre mon mari, j’ai attendu 4 mois et 10 jours dans cet endroit pour qu’ils s’assurent aussi que je n’étais pas enceinte de ma précédente union. » Reem se marie avec un combattant venu d’Autriche. Ensemble, ils parviennent à quitter l’État islamique. L’homme est rattrapé par les fanatiques qui l’enferment dans une prison qui sera bombardée par les Américains.

Dans le souk de Damas l’accoutrement du groupe État islamiste devient populaire. Olivier Coret pour Le Figaro Magazine

« Daech, c’est une idéologie sectaire et violente. Je m’en suis rendu compte dès le début. Ils imposaient les exécutions publiques et interdisaient tout : la musique, les vêtements de couleur, ou les yeux apparents. On t’arrêtait dans la rue car tu n’avais pas de voile noir par-dessus le niqab et je répétais : “Vous voulez quoi ? Que je me prenne les pieds dans ma robe, que je tombe à la renverse pour qu’on voie tout ce que j’ai en dessous !” La vérité, c’est que ces gens ne pensent qu’à la mort et ne tolèrent aucune contradiction. Tu es avec eux ou tu es leur ennemi. Ils sont dans un égarement et égarent les gens. Pour eux, il faut tuer, peu importe le prix. Par exemple, ils attaquent des lieux il y a des musulmans, comme en France. Ils vont dire : tant pis, on attaque quand même. Ils versent le sang des musulmans avec ceux qu’ils veulent tuer sans hésitation. Ils n’ont pas de compassion. Il y a des règles dans la guerre, mais eux ont leur propre interprétation. »

Faisant défection à Daech, elle est faite prisonnière par les combattants kurdes et détenue quatre années dans les geôles du camp de al-Hol. Elle réussit à s’enfuir cachée, avec ses deux enfants, dans une camionnette prévue pour le ravitaillement.

Le passage, qui a coûté 13.000 euros, a été financé par une sorte de crowdfunding pour djihadistes. « Je ne sais pas qui ils sont, affirme Reem, mais des gens que je ne connais pas et du monde entier se cotisent pour aider les personnes dans ma situation. » Reem regarde ces dix années passées ici avec lucidité. Elle assume ses choix et ses erreurs sans un regret sauf celui d’avoir mis ses enfants en danger. Le retour en France est inenvisageable car elle sait qu’elle y serait condamnée à une peine d’une dizaine d’années de prison. Avec l’avènement de al- Joulani, elle espère obtenir la nationalité syrienne pour régulariser sa situation et faire le pèlerinage à La Mecque.

Le repaire des combattants

Installée aujourd’hui dans le centre d’Idlib, mariée pour la quatrième fois (sa troisième union s’est soldée par un divorce), elle est la coépouse d’un ressortissant américain avec qui elle vient d’avoir un autre enfant. Elle dit mener une vie paisible. Elle veille à l’éducation de ses enfants qui parlent couramment l’arabe, l’anglais et le français.

Dans cette province où les membres de HTS considérés comme affiliés à un groupe terroriste, al-Joulani, leur chef de file a mis en place une sorte de califat local en essayant de se défaire de cette image d’islamiste.

« Il n’est pas tout blanc, tempère Reem, mais on a plus de liberté qu’avec ces fanatiques. Il a nettoyé Daech, il a mis en place un bon système les femmes sont respectées. Ici, contrairement à la France, il n’y a pas de délinquance et moins de problèmes. On pratique notre islam. D’ailleurs, je pense que les musulmans en France n’ont pas à imposer leurs principes. Ils doivent partir plutôt que de créer des polémiques. La France n’est pas une terre d’islam. »

Harim, une ville isolée entre la frontière syrienne et turque, se cachent des combattants étrangers de Daech. Olivier Coret pour Le Figaro Magazine

Notre recherche de djihadistes français nous a menés vers une autre terre d’Islam. Celle-là est encore plus radicale. Il s’agit de la ville de Harim, au nord d’Idlib, accrochée sur les hauteurs à quelques encablures de la frontière turque. Cette petite localité n’a rien de paisible, elle a été, depuis le début de la guerre civile et dès 2013, un point de passage important pour les aspirants combattants de Daech et demeure, de toute évidence, une zone de repli pour les irréductibles. Notre source, un membre de HTS, l’affirme : nombre d’étrangers se cachent ici.

Dans ce lieu perdu aux allures de petite ville du far-west, les visages des femmes sont drapés de noir et les hommes portent barbes longues, turbans et mines patibulaires.

L’accueil est glacial voire inamical. Des équipages en binôme sur des motos nous frôlent à maintes reprises pour tenter de nous intimider, les regards sont noirs, les invectives en arabe sont mâtinées d’accents lointains, les physiques sont eux aussi bigarrés, mais ils expriment tous la même hostilité à notre présence. « Les étrangers se cachent ici, insiste notre source. Mais beaucoup d’entre eux sont recherchés et risquent gros à vous parler. Et vous aussi ! »

* Le prénom a été changé.