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« Ce qu’ils ont fait dépasse l’imagination » : l’incroyable infiltration du Mossad en Iran

RÉCIT – L’opération avec laquelle Israël a déclenché la guerre doit son succès à un long travail de préparation des services de renseignements extérieurs.

Par Guillaume de Dieuleveult et Delphine Minoui, correspondants à Jérusalem et Istanbul

« Nous sommes prêts à tous les scénarios ! » Ce 12 juin 2025, le général Hossein Salami, numéro un des gardiens de la révolution, affiche une confiance à toute épreuve devant les caméras de la télévision iranienne. Quelques heures plus tard, dans la nuit du 13 juin, ce haut gradé proche du guide suprême, l’ayatollah Khamenei, est l’un des premiers à tomber sous le feu de l’opération Rising Lion lancée par Israël, alors qu’il se trouve au cœur du quartier général du commandement des pasdarans.

« Ce n’est pas seulement un revers militaire : c’est l’effondrement d’un mythe. Celui d’un régime qui, pendant des décennies, a construit sa légitimité sur une posture d’invulnérabilité stratégique et de “résistance”. Il n’a même pas été capable de protéger ses propres dirigeants », observe la journaliste iranienne Sharareh Mehboudi, réfugiée à Paris.

Il n’y a pas le moindre doute : l’élimination, en moins d’une semaine, de plus d’une vingtaine de figures du pouvoir iranien et la destruction de sites stratégiques révèlent la faillite de l’appareil sécuritaire iranien face aux services de renseignements israéliens. Ceux-ci se sont infiltrés depuis plusieurs années au plus profond de la République islamique.

Les soldats de l’ombre entrent en action
Cette même nuit du 13 juin, quand deux cents avions de chasse israéliens s’envolent pour frapper l’Iran, les soldats de l’ombre entrent en action. C’est la première fois de son histoire que l’armée israélienne lance une telle opération : une attaque massive, coordonnée, à plus de 1500 kilomètres de son territoire. Les pilotes israéliens savent qu’ils dépendent de la réussite des équipes du Mossad.

Composées selon toute probabilité d’agents étrangers recrutés par le service de renseignement israélien, ces cellules se sont formées puis déployées sur place. Elles ont deux missions. D’une part, décapiter le régime : assassiner les chefs de l’armée, des proches du guide suprême Ali Khamenei, des scientifiques en charge du programme nucléaire. D’autre part, neutraliser la capacité de réaction de l’armée iranienne. Les deux sont liés. « Depuis la guerre contre le Hezbollah, à l’automne dernier, nous savons que pour neutraliser les capacités de l’armée, il ne faut pas seulement frapper ses infrastructures militaires, il faut détruire ceux qui les commandent », souligne le lieutenant-colonel Sarit Zehavi, un officier de réserve israélienne, fondatrice d’un think-tank spécialisé dans les questions sécuritaires.

Des officiers tués dans leur chambre
Les assassinats perpétrés au cours de la première nuit illustrent le degré de connaissance acquis par les agents du Mossad. Des officiers de haut rang sont tués dans leur chambre par un drone explosif, d’autres sont bombardés dans le bunker où l’armée israélienne savait qu’ils iraient se réunir, une fois l’alarme donnée.

Le Mossad avait déployé secrètement sur des véhicules des systèmes de frappe dotés de technologies avancées, à l’instar de ce que les Ukrainiens ont fait en Russie
Sima Shine, Ancien officier du Mossad, spécialiste de l’Iran au sein de l’Institute for National Security Studies de Tel-Aviv

Alors que ces assassinats paralysent l’appareil sécuritaire iranien, des équipes s’emploient à neutraliser ses capacités de riposte. Ancien officier du Mossad, spécialiste de l’Iran au sein de l’Institute for National Security Studies de Tel-Aviv, Sima Shine s’étonne encore de cette opération. « Ce qu’ils ont fait dépasse l’imagination », estime-t-elle. D’après elle, les équipes du Mossad ont opéré sur trois fronts, simultanément. « Dans le centre de l’Iran, une unité a déployé des systèmes de guidage de précision à proximité des sites de missiles sol-air. Le Mossad avait déployé secrètement sur des véhicules des systèmes de frappe dotés de technologies avancées, à l’instar de ce que les Ukrainiens ont fait en Russie récemment contre des bases aériennes. L’attaque a complètement détruit les cibles des systèmes de défense iraniens », poursuit Sima Shine. L’objectif est de permettre aux F-15 et aux F-35 israéliens d’opérer librement dans l’espace aérien de l’Iran : dès le lendemain, l’armée israélienne assurera en avoir la maîtrise.

Au même moment, des drones explosifs sont activés et lancés vers les lanceurs de missiles sol-sol, censés constituer la réponse de l’Iran à l’attaque israélienne. Le Mossad sait que ces derniers sont le point faible de l’ennemi, qui dispose de beaucoup de missiles, mais manque de lanceurs. Les drones ont été assemblés sur place, dans des ateliers clandestins, à partir de matériel qui serait entré via les voies commerciales. Des dizaines de lanceurs sont détruits, ce qui expliquerait la relative faiblesse de la réponse iranienne : d’abord, une attaque de drones, puis, dans la nuit de samedi, quelque 200 missiles tirés en trois salves consécutives. Israël redoutait une riposte bien plus sévère.

Le Mossad continue d’agir sur le terrain
Dans les jours qui suivent, le Mossad démontre encore à quel point il garde le contrôle de la situation, malgré le climat de paranoïa qui domine à Téhéran. Des messages sont adressés aux successeurs probables des personnalités assassinées : une lettre glissée sous une porte, un appel sur le téléphone de leur épouse. « Le… message était clair : on sait où vous êtes, on peut vous atteindre », explique un officier israélien au Washington Post. Mardi, le major général Shadmani est tué à son tour. Il est présenté par les services israéliens comme le plus haut gradé de l’armée iranienne. Il venait tout juste d’être nommé à son poste, dont le titulaire précédent avait été assassiné quatre jours plus tôt. Plus aucun dirigeant iranien ne se sent en sécurité.

Comment la République islamique a-t-elle pu se laisser si facilement pénétrer de l’extérieur par son pire ennemi ? Près d’un demi-siècle après la chute du shah, les ayatollahs se savaient pourtant sur les radars de Tel-Aviv. Ces dernières années, les assassinats ciblés d’ingénieurs nucléaires en Iran auraient dû alerter les autorités sur l’infiltration du Mossad. Mais la fuite en avant répressive du pouvoir à chaque vague de manifestations (vague verte de 2009, cortèges contestataires de 2017-2019, puis le mouvement Femme, Vie, Liberté de 2022 après la mort de Mahsa Amini) a fini par le rendre aveugle.

« Alors que les agents de la République islamique installaient des caméras de vidéosurveillance pour traquer les femmes qui ne portaient pas le foulard dans la rue ou en voiture, et qu’ils prenaient leur peuple comme ennemi, le véritable ennemi, lui, est entré silencieusement en Iran », constate Sharareh Mehboudi. Capitalisant sur le fossé croissant entre un pouvoir de plus en plus isolé et une masse de mécontents, Israël est parvenu à tisser un réseau d’informateurs à travers le pays : recrutant au sein d’une jeunesse désillusionnée, réactivant des liens historiques avec certains activistes dans les zones kurdes et, selon certaines sources, comptant sur la coopération de membres des Moudjahidins du peuple, le groupe dissident en exil qui révéla pour la première fois en 2002 l’existence du complexe nucléaire de Natanz.

Tout porte à croire qu’une petite partie du corps même des gardiens de la révolution, l’armée d’élite du régime, aurait également été infiltrée. Les contreparties financières ont pu faciliter la chose en pleine crise économique.

Des années de guerre de l’ombre
Assassinats ciblés, piratages informatiques, attaques de drones : cette guerre de l’ombre couvait depuis des années. Elle a connu une subite accélération avec le tremblement de terre du 7 octobre 2023. Lorsque les terroristes du Hamas envahissent Israël, l’armée et les services de renseignements prennent conscience d’une réalité élémentaire. « Ces gens disent ce qu’ils veulent faire, et quand ils peuvent le faire, ils le font, c’est tout », relève un officier israélien. Plus question de perdre du temps.

Alors que la guerre démarre dans la bande de Gaza, Israël se met en ordre de bataille contre son ennemi numéro un, l’Iran, à l’œuvre derrière ses alliés dans la région : le Hamas, le Hezbollah, les houthistes. Par effet domino, Bachar el-Assad tombe en Syrie, privé de ses alliés face à l’offensive des rebelles armés.

Progressivement, la guerre entre Tel-Aviv et Téhéran prend corps avec, à chaque fois, la même combinaison d’opérations secrètes et d’attaques au grand jour. En avril 2024, deux généraux iraniens sont tués lors d’une frappe aérienne israélienne contre l’annexe consulaire de l’ambassade de la République islamique à Damas. Quelques jours plus tard, l’Iran tire des centaines de missiles vers Israël : c’est une première.

L’été suivant, Ismaël Haniyeh, le chef politique du Hamas, est assassiné dans sa chambre alors qu’il est en visite officielle à Téhéran. La République islamique répliquera par une seconde salve de missiles au mois d’octobre. Entre-temps, Israël s’emploie à démanteler le fameux « axe de la résistance », qui s’étend de Téhéran à Beyrouth, via Damas. En septembre, il a déclenché la guerre contre le puissant Hezbollah qui, lui aussi, se révèle totalement infiltré par le Mossad. C’est la désormais célèbre opération des « pagers », au cours de laquelle plusieurs milliers d’officiers du parti chiite libanais sont neutralisés par l’explosion de ces petits bipeurs. Quelques jours plus tard, Hassan Nasrallah, le chef charismatique du Hezbollah est tué, avec plusieurs commandants de la milice chiite, au cours d’une réunion dans son bunker, en plein Beyrouth.

L’offensive Rising Lion contre la République islamique s’inscrit dans la continuité de ces nouvelles tactiques basées sur l’utilisation de la technologie. Si l’Iran a été touché en plein cœur, c’est qu’Israël est préalablement parvenu à faire rentrer sur le territoire iranien, sans doute par les montagnes kurdes, des pièces détachées de drones kamikazes pour qu’ils y soient activés au moment voulu.

Soupçon d’espionnage
Aveu de faiblesse ou tentative de souder la population contre les « agents de l’étranger » ? Cette semaine, la télévision iranienne a diffusé les images d’une perquisition au sein d’un atelier d’assemblage de ces petits engins situé sur trois étages à Shahr e Rey, dans la province de Téhéran. Les médias ont également rapporté la découverte d’autres ateliers de drones dans les régions de Zanjan et d’Ispahan, ainsi que l’arrestation de plusieurs personnes. Selon le porte-parole de la police, « plus de 200 kg d’explosifs, 23 drones et du matériel de guidage ont été saisis, et des personnes ont été arrêtées » à Shahr e Rey. Des camionnettes transportant des drones ont été interceptées dans plusieurs endroits du pays, dont Zanjan et Kermanchah.

À ce jour, vingt-huit des personnes arrêtées sont poursuivies pour « collaboration présumée avec le Mossad », indique l’agence Tabnak. Pendant ce temps, le pouvoir théocratique renoue avec ses vieilles méthodes d’intimidation : ce lundi, la justice iranienne a annoncé avoir exécuté Esmaeil Fekri, arrêté en 2023, et dont elle assure qu’il a été reconnu coupable d’avoir tenté de transmettre des « informations classifiées et sensibles » aux services israéliens.

En Israël aussi, on redoute une infiltration iranienne. Des Israéliens sont régulièrement arrêtés sur le soupçon d’espionnage. Samedi dernier, un jour après le début de l’opération Rising Lion, les unités antiterroristes ont encore arrêté deux hommes soupçonnés de travailler pour Téhéran. Quelques jours plus tôt, c’est un adolescent de 13 ans qui avait été interpellé. Il aurait été manipulé à distance par un agent iranien.