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Arrogance, chaos politique, habileté du Hamas… Comment le 7 Octobre a-t-il échappé aux services secrets israéliens ?

Comment le 7 Octobre a-t-il échappé aux services secrets israéliens ?

DÉCLASSIFIÉ. Mais pourquoi le Shin Bet, Aman et le Mossad, réputés comme les meilleurs services secrets au monde, n’ont-ils rien vu des préparatifs des attentats terroristes du Hamas du 7 octobre 2023 ?

Par Romain Gubert
Publié le 06/10/2025 à 17h00


C’est un colloque qui doit se tenir à la fin du mois d’octobre à l’Université hébraïque de Jérusalem. Il doit regrouper d’anciens espions et agents du Mossad, du Shin Bet et de Aman, les trois principaux services de renseignement israéliens. Il y aura quelques responsables politiques, des agents de ces trois agences. Et des dizaines de chercheurs. Thème de ces rencontres : « Comment transformer le renseignement après un échec. »

L’échec dont il s’agit, c’est celui du 7 octobre 2023, lorsque les services de renseignement n’ont pas compris qu’il se préparait depuis la bande de Gaza une vaste offensive du Hamas.

Le bilan est connu : le franchissement de la frontière par 6 000 Gazaouis (dont 3 800 combattants appartenant à la force Nukhba, l’unité militaire d’élite du Hamas), la mort de 1 200 personnes, parmi lesquelles 695 civils israéliens dont 36 enfants et 373 membres des forces de sécurité ainsi qu’une gigantesque prise d’otages.

Lors de cette offensive, le Hamas aurait lui-même été surpris par la facilité avec laquelle ses combattants ont traversé la barrière entre Gaza et Israël, ainsi que par la lenteur de la réaction israélienne.

Il y a quelques semaines, le chercheur Ofek Riemer, pour préparer ce colloque dont il est l’organisateur, avait tenté, dans un article lumineux, de comprendre ce qui se passe dans la tête des futurs espions après un tel aveuglement…


L’absence d’enquête officielle

À ce jour, l’attaque du 7 Octobre n’a pas fait l’objet d’une commission d’enquête officielle en Israël alors que la population demande celle-ci depuis deux ans, comme ce fut le cas après la guerre du Kippour.

Début 2025, le Shin Bet (les services de renseignement intérieurs, chargés de la bande de Gaza) et le Aman (le renseignement militaire) ont toutefois publié des études assez complètes et détaillées, des « retex » (retours d’expérience) sur les événements (le Mossad n’est pas directement impliqué dans la bande de Gaza, mais il avait en charge la surveillance des responsables du Hamas à l’étranger).

Ces deux documents, très complets, reconnaissent en détail les erreurs des services, leur absence de clairvoyance face aux nombreuses alertes et contiennent le mea culpa de leurs responsables.

« Le Shin Bet a échoué à alerter sur l’ampleur et la nature de l’attaque du Hamas le 7 octobre. L’alerte transmise cette nuit-là n’a pas été traduite en directives opérationnelles efficaces », affirmait Ronen Bar, le patron du Shin Bet, lors de la présentation de son rapport en mars dernier. En conflit avec Benyamin Netanyahou, il a depuis été remplacé par le général David Zini.


Une étude indépendante : « Surveiller sans voir »

Il manquait toutefois jusque-là une étude indépendante sur l’échec des services secrets israéliens. Celle-ci vient d’être publiée. Son titre : « Surveiller sans voir ».

Cette analyse – la plus complète à ce jour – est publiée par Clément Renault, chercheur à l’IRSEM (Institut de recherche stratégique de l’école militaire) qui dépend du ministère des Armées. En près de 70 pages, Renault, qui n’a travaillé que sur des sources ouvertes, fait une synthèse et une analyse tout à fait brillante des événements du 7 octobre.

Il a mis au jour quelques pépites passées inaperçues, notamment le détail des échanges financiers entre l’Iran et le Hamas et les messages échangés entre Gaza et Téhéran à ce sujet.


Arrogance coupable

Dans son étude, Clément Renault dresse plusieurs observations. La principale : il n’y a pas une et une seule cause au « ratage » du 7 Octobre. Mais de nombreux dysfonctionnements.

Parmi eux, une sorte d’arrogance vis-à-vis de l’ennemi :

« Une évaluation stratégique erronée de la part des services de renseignement israéliens, fondée sur la conviction que le Hamas était affaibli et contenu par les campagnes de ciblage successives à son encontre, incapable par conséquent de planifier et de conduire une opération militaire d’ampleur contre Israël. »

Il écrit également :

« La menace n’était pas niée, mais considérée comme structurellement contenue : Gaza était surveillée, donc perçue comme neutralisée. »

À cela s’ajoute un biais de confiance dans la robustesse du dispositif technologique israélien, renforcé par les succès passés dans la prévention des attentats et des infiltrations.


« Assassinats ciblés »

Renault rappelle la stratégie d’Israël vis-à-vis du Hamas. Celle-ci privilégiait les « assassinats ciblés » de figures stratégiques du mouvement pour l’affaiblir — sans succès, puisque ceux-ci étaient aussitôt remplacés.

Elle consistait aussi à diviser le camp palestinien pour être en position de force, et à encourager le soutien financier clandestin au Hamas par le Qatar, dans le but de maintenir le Hamas « dans une posture de pouvoir contenue, mais menaçante, afin de justifier une ligne sécuritaire dure. »

Autre erreur : le blocus et le strict contrôle par l’Égypte des frontières « extérieures » de Gaza ont favorisé l’émergence d’un réseau souterrain de tunnels (près de 500 km) reliant Gaza au Sinaï, « utilisé pour la contrebande de marchandises, d’armes et de combattants. »


Les espions du Hamas

Plus surprenant, Surveiller sans voir énumère les capacités de renseignement du Hamas :

« En matière de renseignement humain, le Hamas a mis en place une stratégie fondée sur le ciblage des minorités arabes disposant de la citoyenneté israélienne ou de liens étroits avec cette population. Ces individus présentent un double avantage : d’abord une potentielle proximité idéologique ou religieuse facilitant le recrutement, et ensuite une capacité de déplacement vers des pays tiers. »

« Parallèlement, le Hamas a fait un usage systématique du renseignement de sources ouvertes (OSINT), exploitant l’abondance d’informations disponibles en ligne pour affiner sa compréhension du dispositif israélien. L’organisation a largement tiré parti de données accessibles publiquement sur les réseaux sociaux, les bases de données gouvernementales, les images satellitaires commerciales ou encore les communications mal maîtrisées sur les réseaux sociaux des forces israéliennes ou de leurs proches. »

Autre observation :

« En 2023, les Forces de défense israéliennes ont décidé d’interrompre l’exploitation systématique des communications radio du Hamas, jugées peu utiles, pour concentrer leurs efforts d’interception sur les communications cellulaires. Cette réorientation s’est accompagnée d’unehypothèse de travail selon laquelle l’adversaire continuerait d’utiliser des canauxrelativement classiques, dont les signaux seraient exploitables par les capteursisraéliens. Or il apparaît rétrospectivement que le Hamas a précisément intégrécette évolution en développant une stratégie de tromperie informationnelle : lescanaux mobiles auraient été utilisés pour diffuser de faux signaux et conduire defausses conversations, tandis que les véritables préparatifs opérationnelstransitaient par des communications filaires déployées à l’intérieur des tunnels de la bande de Gaza et donc extrêmement difficiles à intercepter et à exploiter parles services israéliens. »


Aveuglement

Reste que l’erreur la plus invraisemblable des services israéliens, c’est de ne pas avoir analysé correctement les signaux reçus.
Le Shin Bet et le Aman disposaient à la veille du 7 octobre 2023 d’un volume significatif d’informations, issues de sources diversifiées.

Les entraînements du Hamas « simulaient des incursions transfrontalières, des attaques contre des kibboutzim et des enlèvements de soldats ou de civils. Ces manœuvres ont été scrutées par les systèmes de surveillance israéliens, notamment l’unité 8200. Plusieurs sources internes avaient alerté sur la dangerosité de ces signaux. Une officière de l’unité 8200 identifia dès juillet 2023 une correspondance étroite entre les entraînements observés et un plan d’attaque connu sous le nom de “Jericho Wall”, un document officiel du Hamas déjà en possession des services israéliens. »

« Le Shin Bet, rapporte encore l’étude, disposait par ailleurs d’une source humaine infiltrée dans les cercles décisionnels du Hamas connue sous le nom de code Mavo’ah (“la fontaine”).
Cette source avait transmis dès 2023 des informations sur les intentions et la stratégie renouvelée de la branche militaire du Hamas sous la direction de Yahya Sinouar.
Les partenaires des services israéliens, en particulier l’Égypte, disposant de leurs propres canaux d’écoute à Gaza, auraient également transmis des évaluations similaires à leurs homologues israéliens.

Enfin, un signal technique de grande ampleur fut détecté dans les heures précédant l’attaque : le 6 octobre au soir, le Shin Bet identifia une activation massive et soudaine de cartes SIM dans la bande de Gaza […]. Pris isolément, chacun de ces éléments pouvait sembler suffisant pour justifier une réévaluation par le Shin Bet et le Aman du niveau de la menace et la mise en œuvre, en conséquence, d’un suivi renforcé par la réorientation précise des capteurs humains et techniques. Pris ensemble, ils dessinaient un tableau cohérent, celui d’une opération en préparation, appuyée d’une part sur des moyens militaires importants et d’autre part sur la démonstration d’une intentionnalité. Il faut toutefois se méfier de l’illusion rétrospective de l’évidence ou de la fatalité. »


Divorce des politiques et des services

Enfin, l’étude souligne les causes « politiques ».
À commencer par le climat de méfiance croissant, dans lequel « la parole des services de renseignement voyait son influence progressivement marginalisée face à des orientations politiques solidement ancrées au sommet de l’État. Ce climat de polarisation a profondément affecté la relation de confiance entre les services de sécurité et l’exécutif, fragilisant la relation et les canaux habituels de transmission et de réception du renseignement. »

La séquence politique qui précède le 7 octobre est évidemment en cause (gigantesques manifestations contre le gouvernement de Benyamin Netanyahou).

« Ce contexte politique a eu pour autre conséquence de créer une surcharge de l’agenda politique. Dès lors, les alertes émanant des services de renseignement, même lorsqu’elles atteignaient les niveaux décisionnels, avaient peu de chances de se hisser au rang de priorité stratégique […]. Ce mode de gouvernance, orienté vers la cohérence politique plutôt que vers la confrontation des points de vue et la sollicitation d’analyses divergentes en vue de fonder une décision éclairée, a ainsi limité la capacité du système à produire une réévaluation critique des perceptions de la menace […].

Les deux présupposés fondamentaux, que le Hamas était, d’une part, contenu et d’autre part, incapable d’orchestrer une attaque d’envergure, entraient en résonance parfaite avec la vision du monde de la coalition d’extrême droite au pouvoir, pour qui la menace militaire principale était le Hezbollah et l’enjeu politique majeur ne résidait pas à Gaza, mais en Cisjordanie, considérée comme un territoire national à reconquérir politiquement et démographiquement. »