REPORTAGE – L’ex-djihadiste qui a remplacé Bachar el-Assad a fait quelques concessions mais a affermi son contrôle sur un pays divisé et en ruine.
Par Georges Malbrunot Envoyé spécial en Syrie
Qui est Ahmed al-Charaa ? « Un islamiste opportuniste, capable d’évoluer », comme l’affirme un opposant à Bachar el-Assad ? Ou un ex-djihadiste qui cache son jeu, comme le redoutent d’autres Syriens ? Pour tenter de percer le mystère, deux mois après la chute du dictateur, Le Figaro a interrogé à Damas et au Proche-Orient plusieurs ministres des Affaires étrangères et de nombreux diplomates qui l’ont rencontré, ainsi que des proches de celui que les chefs de groupes armés viennent de désigner comme président par intérim de la Syrie.
« Al-Charaa est dangereusement intelligent », confie un ministre des Affaires étrangères qui l’a rencontré trois heures, résumant une opinion largement partagée.
« Je l’ai trouvé très bien informé, aussi bien au plan international que régional. J’ai été surpris par ses connaissances venant d’un djihadiste qui n’a pas fait d’études ; et lorsque je lui ai demandé d’où venaient ses acquis, il a répondu qu’il était issu d’une famille politisée inscrite dans une ligne nationaliste arabe qu’il ne partageait pas. Il m’a également dit qu’il voulait respecter les minorités et avoir des femmes dans les institutions. Ses réponses sont impeccables, mais vous ne savez pas s’il est sincère. »
Entre 2000 et 2003, l’homme d’affaires Ammar Sinan croisait régulièrement celui qui était alors également lycéen, et vivait près de chez lui dans le quartier de Mezzé à Damas. « Il était timide, il portait souvent un jean, c’était un adolescent cool, on aurait dit un jeune Européen », se souvient cet industriel, qui l’a vu soudainement se métamorphoser, avant la guerre en Irak. « La dernière fois que je l’ai croisé, il portait une barbe. Je lui ai demandé “qu’est-ce qui t’arrive Ahmed ?” Il m’a répondu que Dieu lui avait montré la bonne direction. C’était peu après l’invasion américaine de l’Irak », où il rejoindra des milliers de Syriens, qui iront, aux côtés d’al-Qaida, combattre les Américains, qui venaient de faire tomber Saddam Hussein.
Négocier avec les ultras
Vingt ans plus tard, personne n’aurait imaginé que Mohammed al-Joulani – son nom de guerre – renverserait la dictature baasiste au matin du dimanche 8 décembre 2024, après une offensive éclair de douze jours, menée par une coalition de groupes armés islamistes, dominée par sa faction, Hayat Tahrir al-Cham (HTC).
La veille, peu avant minuit, le gardien d’un ministre de Bachar el-Assad a frappé à sa porte, pour lui annoncer qu’il rendait son arme et quittait son poste, alors que le dictateur venait de fuir en Russie. Au cours des heures qui ont suivi, ce ministre proche de la mouvance islamiste, qui veut rester anonyme, a reçu un appel téléphonique lui demandant de s’exprimer sur sa page Facebook, déclaration à partir de laquelle al-Charaa et ses hommes le jugeraient. Le lundi, alors que Damas était tombée, il est allé à son bureau pour assurer la transition avec son successeur :
« Quelqu’un de modeste et patriote, qui a reconnu devant moi n’avoir ni la capacité, ni l’expérience pour gérer le ministère. Il m’a confié que l’entourage d’al-Charaa était divisé. Certains voulaient garder six ou sept ministres d’el-Assad. Il m’a dit qu’il serait mon assistant, mais les faucons n’ont pas voulu. »
Les autorités lancent des ballons d’essai, puis regardent jusqu’où elles peuvent aller
Wejdan Nassif, militante féministe
« Ce sont eux qui cherchent à le gêner par des provocations, comme ce prêcheur de rue saoudien que j’ai vu il y a quelques jours à Hama », décrypte Obeida Nahas, un ancien proche de la mouvance Frères musulmans. Pour un responsable de l’opposition à el-Assad, « al-Charaa doit négocier avec ses ultras. Il a essayé de les convaincre qu’ils ne pouvaient pas forcer les gens à utiliser, par exemple, des bus séparés entre hommes et femmes, mais ce que vous pouvez faire, leur a-t-il dit, c’est prêcher pour que les Syriens croient en nos idées ». Un exercice de prédication que l’on voit encore de temps à autre à Damas.
Au 12/02/2025.
Source: Institute for the Study of War (ISW) – AEI’s Critical Threats Project
Signaux alarmants
Alors que la population baignait dans l’euphorie de s’être débarrassée d’un dictateur, le premier mois du nouveau pouvoir a été terni par des signaux qui ont alarmé de nombreux Damascènes. Brandissant des drapeaux de Daech, une poignée de djihadistes a défilé à cheval dans le quartier chrétien de Qassaa, poussant les jeunes à former une milice, en accord avec les nouvelles autorités. D’autre part, alors que des combattants étrangers patrouillaient, des affiches étaient placardées sur le mur du parc Teshrine montrant comment une femme devait être voilée.
Plusieurs propriétaires de magasins ont également reçu des visiteurs leur intimant de ne plus vendre d’alcool. Depuis, dans sa vitrine, Gaby a troqué ses bouteilles de whisky contre des packs de Coca-Cola, et il a caché l’alcool dans son arrière- boutique. « Ne pensez pas qu’on va continuer de vous autoriser à en importer », lui a répondu un fonctionnaire au ministère du Commerce, où l’on prévoit d’interdire également l’importation des instruments de musique. D’où l’avertissement lancé le 29 janvier à l’Opéra de Damas par quatre cents personnes venues entendre l’orchestre philharmonique jouer Beethoven et Tchaïkovski : « A la fin, on a tous applaudi pendant plusieurs minutes, c’était notre façon de dire qu’on tient à garder l’Opéra », confie un commerçant, présent ce soir-là.
Dans son rapport de force avec les éléments les plus radicaux, dont quelques 2000 djihadistes étrangers environ, al-Charaa manie la carotte et le bâton : il ordonne l’arrestation d’un Égyptien qui appelle ses « frères » au Caire à renverser le président Abdel Fatah al-Sissi, et dans le même temps promeut un djihadiste ouzbek, un Jordanien et un Turc dans son armée embryonnaire, quitte à choquer de très nombreux Syriens.
Entre improvisation et organisation
En décembre, la polémique sur les programmes scolaires lorsque le pouvoir voulut remplacer plusieurs termes par des références religieuses s’est soldée par un retrait de certains ajouts, mais pas tous. « Les autorités lancent des ballons d’essai, puis regardent jusqu’où elles peuvent aller », décrypte la militante féministe, Wejdan Nassif, après les déclarations d’Aïcha al-Debs, seule femme dans le gouvernement, qui voulait cantonner les Syriennes à un « rôle éducatif ». « Face au tollé de la société civile, le pouvoir a reculé, se félicite Wejdan Nassif, et comme si le cap n’était pas vraiment fixé, le gouvernement a envoyé des représentantes nous soutenir à la réunion que nous avons tenue après. Cela prouve que la société civile pèse sur le cours des choses », veut-elle croire.
J’ai été impressionné par leur sens de l’organisation, c’est à croire qu’ils avaient préparé le terrain ces dernières années avec des services de renseignements amis
Cadre anonyme de faculté
Cet épisode est révélateur de ce mélange d’improvisation et d’organisation, caractéristique des premiers pas de la gouvernance al-Charaa. Les exemples sont légion. À l’aéroport militaire de Mezzé, d’où el-Assad a fui Damas, un chef demanda à ses hommes de « nettoyer » les bureaux de Jamil Hassan, l’ancien chef des renseignements de l’armée de l’air, aujourd’hui en fuite. « Ils ont obéi à la lettre et jeté tous les dossiers à la poubelle, sans faire attention », regrette un activiste syrien des droits de l’homme, ainsi privé de précieuses informations sur les disparus sous la dictature – plus de 150.000 au total.
Improvisation encore lorsque l’entourage du ministre des Finances posa un micro sur le veston d’une diplomate française venue le rencontrer au nom de l’Union européenne. Impréparation ? Manque de confiance dans le traducteur ?
Un dialogue national
Sens du professionnalisme, en revanche, lorsqu’une escouade de combattants est venue dans une université traquer les enseignants corrompus et les mouchards à la solde de l’ancien régime. « Un juge islamique à la longue barbe s’est présenté à moi en donnant son nom de guerre, témoigne un cadre de cette faculté, il connaissait tous les noms des profs qu’il recherchait, ses hommes ont saisi leurs e-mails, ils ont été renvoyés à la maison pendant les trois mois de l’investigation. J’ai été impressionné par leur sens de l’organisation, c’est à croire qu’ils avaient préparé le terrain ces dernières années avec des services de renseignements amis. En fait, leur fonctionnement dépend de l’émir local, certains sont professionnels, d’autres moins. »
Devant mon ministre des Affaires étrangères, al-Charaa a dit que le 8 décembre n’était pas une victoire politique mais militaire
Diplomate anonyme
La décomposition qui a entraîné la chute rapide d’el-Assad les a surpris. Dès le lendemain, le 9 décembre, Ali Chibani, le futur ministre des Affaires étrangères, réunit les ambassadeurs en poste à Damas avec un message prioritaire, se souvient l’un d’eux : « On veut apporter des services de base aux gens, l’électricité notamment (une heure par jour seulement) pour qu’ils puissent voir rapidement la différence avec la dictature. »
S’agissant de l’organisation du nouveau pouvoir, c’est alors le flou. Al-Charaa veut organiser une conférence nationale le 4 janvier. « 1200 personnes qui, selon la tradition islamique, auraient prêté serment devant le grand chef, se souvient un autre diplomate présent à Damas à ce moment-là, mais rapidement, ils se rendent compte que c’est impossible. » Le 3 janvier, al-Charaa n’en parle plus au ministre des Affaires étrangères, Jean-Noël Barrot, et à son homologue allemande, devant lesquels il évoque un comité de préparation aux contours peu précis.
Les nouveaux leaders visent à se légitimer au travers d’un dialogue national. Leurs interlocuteurs leur suggèrent de travailler avec le bureau des Nations unies à Damas.
« Non merci », leur répond-on. « Devant mon ministre des Affaires étrangères, al- Charaa a dit que le 8 décembre n’était pas une victoire politique mais militaire, donc la résolution 2254 de l’ONU sur la transition ne s’applique pas », se rappelle un diplomate. Les doutes sur sa volonté de partager le pouvoir s’installent.
«Ils ne pourront pas tenir la Syrie»
Le caed (le chef), comme on l’appelle en arabe, se méfie de ses opposants à l’étranger. En ce début janvier, après une décennie d’éloignement, Hadi al-Bara et Badr Jamous, leaders de cette opposition basée en Turquie, soutenue par les Occidentaux, rentrent au pays. Ankara, un des sponsors également d’al-Charaa, leur a coupé les 400 000 dollars de budget mensuel qu’elle offrait à leurs organisations.
Le nouvel homme fort syrien ne consentira à rencontrer MM. Bara et Jamous que sous pression turque, quelques heures seulement avant leur départ de Damas. Mais, soucieux de ne pas leur faire de publicité, il refuse une photo avec eux. Même dépourvu de popularité, il les voit comme une menace. « Chacun a campé sur ses positions », confie Hadi al-Bara au Figaro. « Il nous a dit vous êtes les bienvenus, je vous accepte en tant qu’individus. Nous avons répondu, non. Si nous revenons, c’est en tant qu’organisation politique. »
Al-Charaa se révèle au grand jour : « Il n’est plus djihadiste, il l’a prouvé en éliminant des radicaux à Idlib, mais il ne sera pas un démocrate », prévient un de ses conseillers. Madré, il demande à ses hôtes de dissoudre leurs structures politiques, affirmant que lui-même a dissous la sienne. « La différence c’est que la sienne, le HTC, est devenue l’État », lui répondent Jamous et Bara. Mais un État qui n’a pas les cadres suffisants pour gouverner. « Ce n’est pas avec 10.000 fonctionnaires et 30.000 combattants venus d’Idlib, qu’ils pourront tenir la Syrie », pronostique un ambassadeur arabe.
Ahmed al-Charaa a compris que, faute de ressources humaines, la transposition sur toute la Syrie de son modèle de gouvernance de la province reculée d’Idlib ne marcherait pas
Un diplomate arabe
Malgré les conseils de leurs voisins irakiens, les nouvelles autorités commettent l’erreur de renvoyer policiers, militaires et fonctionnaires de l’ancien régime. Quitte à créer une armée de centaines de milliers de mécontents. Yarob, qui était dans les Bruigades de défense d’el-Assad, ne perçoit plus son salaire de misère de 40 dollars.
« J’ai quatre enfants, dit-il. Pour vivre, je travaille comme chauffeur taxi et j’ai dû ouvrir une petite échoppe de café dans la rue. » Ce matin, il est venu voir devant un centre de réhabilitation des anciens soldats si son nom figure sur la liste de ceux qui pourront, après vérification, récupérer leur carte d’identité. Une dizaine d’autres s’enquièrent également de leur sort, tous des alaouites, la minorité qui composait l’épine dorsale de l’appareil sécuritaire d’el-Assad, lui-même alaouite. « Les nouvelles autorités ne comprennent pas qu’on n’était qu’une piétaille et qu’on n’a tué personne », assure Yarob.
Des besoins énormes
Proche du nouveau pouvoir, Radwan Zyadeh explique la logique des purges. « Les nouvelles autorités ont découvert à leur arrivée à la banque centrale seulement 200 millions de dollars de réserves, de quoi payer un mois de salaires des fonctionnaires. Après avoir demandé un examen des effectifs de toutes les administrations, elles ont vu que plus de 400.000 employés recevaient parfois trois ou quatre salaires, le pire était à l’hôpital de Tartous avec de nombreux emplois fantômes. »
Mais depuis, « Ahmed al-Charaa a compris que, faute de ressources humaines, la transposition sur toute la Syrie de son modèle de gouvernance de la province reculée d’Idlib ne marcherait pas », reconnaît un diplomate arabe. Il commence donc à rappeler d’anciens cadres dans les ministères et à recruter experts et technocrates du secteur privé. Les besoins sont énormes. Le ministère des Affaires étrangères ne comptait que 350 diplomates en Syrie et à travers le monde. « À la hâte, ont été formés douze diplomates au terme de trois semaines d’instruction, ce n’est pas très professionnel », regrette un ancien du ministère. À Alep, après trois semaines seulement d’instruction, des policiers ont également été lancés dans le grand bain.
Recruter certes mais avec le souci de contrôler une transition, qui s’est faite jusqu’à présent pacifiquement. « Oui, oui, on va changer des ministres mais on veut des gens de confiance aux postes importants », rassure le ministre de l’Intérieur, Ali Kida, devant l’un de ses interlocuteurs étrangers.
Questions sur le futur ministère de la Justice
Les Syriens attendent avec impatience la nomination d’un nouveau gouvernement, plus ouvert que le premier, uniquement composé d’islamistes ou d’alliés d’al-Charaa.
« La question est de savoir jusqu’où vont-ils aller ? s’interroge un diplomate européen.
Vont-ils vraiment inclure des personnalités importantes ou simplement mettre un druze, une femme, un chrétien et un alaouite à des postes subalternes. Ils ne devraient pas garder le ministre de la Justice, un radical qui a tué de ses mains des femmes accusées de prostitution. Sinon ce sera le chaos pour le système judiciaire, les femmes juges ne peuvent pas exercer pour le moment. »
Si démocratie veut dire que le peuple décide qui le gouverne et qui le représente au Parlement, alors oui, la Syrie s’oriente dans cette direction
Ahmed al-Charaa
A Alep, aucun chrétien ne figure sur la nouvelle liste du Conseil de l’ordre des avocats.
« À Damas, c’est la même chose, mais nous avons réussi à recaler un membre du nouveau conseil de l’Ordre », se félicite Me Fady Kardous, qui s’inquiète de la pénétration islamiste dans les rouages de la justice. «Dans plusieurs mosquées, comme à Kfar Susseh une banlieue de Damas, ajoute-t-il, des individus ont formé des groupes de médiation entre cheikhs pour arbitrer des conflits. C’est illégal, heureusement, l’administration des biens religieux y a mis un terme».
Alors que s’amorce un début de résistance à l’entrisme islamiste, d’autres interrogations percent : al-Charaa va-t-il ouvrir l’espace politique et laisser la société civile peser sur les choix fondamentaux, au premier rang desquels le type d’État qu’il compte bâtir : islamique ou civil ? Le 30 janvier, dans son premier discours à la nation, il a enfin levé le voile sur une feuille de route, rassurant de nombreux Syriens, même si des doutes subsistent sur le calendrier de la transition.
Activités politiques bannies
Pour l’instant, toute activité politique reste bannie. « Les réunions politiques ont été déconseillées, reconnaissent plusieurs ex-opposants à el-Assad. Pas de conférences politiques ouvertes aux médias, mais on rencontre quand même toutes sortes de personnes et des débats ont lieu sur des thèmes plus consensuels, comme la justice transitionnelle ». « Aucune décision n’a été prise vis-à-vis des partis, reconnaît un proche d’al-Charaa, mais j’ai entendu des conseillers lui recommander de ne pas les autoriser, ce qui est une mauvaise décision, il n’a pas à avoir peur, il est le libérateur de la Syrie. »
Ses déclarations sur la tenue d’élections dans trois ou quatre ans ont donné l’impression qu’il cherchait à assurer son pouvoir, en diffusant ses idées dans la société, avant d’obtenir une ratification populaire lors de scrutins, jugés, par beaucoup, trop lointains.
Pour la première fois dans un entretien à The Economist, publié le 5 février, Ahmed al- Charaa a prononcé le mot démocratie ou plutôt une « direction vers la démocratie ».
« Si démocratie veut dire que le peuple décide qui le gouverne et qui le représente au Parlement, alors oui, la Syrie s’oriente dans cette direction », a-t-il déclaré, ajoutant, de manière sibylline, qu’il y avait « plusieurs conceptions de la démocratie au Moyen- Orient ». Quelques jours avant, devant les Syriens, il n’avait parlé que de « choura », le système islamiste de consultation en cours en Arabie saoudite par exemple, qui voit le leader, in fine, trancher.
L’Arabie saoudite comme modèle
Plus que la Turquie, qui l’a beaucoup aidé à préparer le renversement d’el-Assad, l’Arabie, où il a vécu jusqu’à l’âge de 8 ans, est son modèle. D’ailleurs, lorsqu’au récent Forum de Davos, l’ancien premier ministre britannique, Tony Blair, a demandé quels étaient les pays qui inspiraient le chef de la diplomatie syrienne, Ali Chibani a répondu : « Saudi Arabia and Singapour ». Ce qui n’a pas vraiment rassuré de nombreux Syriens sur la nature démocratique de leur futur État.
Les Américains veulent que nous assurions la sécurité, mais ils maintiennent les sanctions. C’est comme s’ils nous demandaient de nager les mains attachées
Ahmed al-Charaa
Peu importe, al-Charaa a deux priorités : l’économie et la sécurité. Deux chantiers immenses. Le pays est dévasté par treize années de guerre. Sa reconstruction, évaluée à plusieurs centaines de milliards de dollars, sera longue. Mais qui mettra la main au pot ? Les riches hommes d’affaires de la diaspora qu’il s’empresse de recevoir, mais surtout les monarchies du Golfe, Arabie saoudite en tête suivie du Qatar. Mais jusqu’à maintenant, ni Riyad, ni même Doha n’ont massivement aidé Damas, hors secours humanitaire. Question de confiance, surtout pour l’Arabie, hostile à l’islam politique. Ce sera donc donnant-donnant !
Si à Damas, l’ambiance reste à l’euphorie nourrie par la baisse des prix des denrées alimentaires avec la disparition des bakchichs réclamés par les policiers de l’ancien régime, dans les banlieues détruites à 70 %, comme à Daraya, la population se demande si son nouveau leader sera capable d’obtenir la levée des sanctions pour entamer la reconstruction du pays.
Devant ses hôtes, al-Charaa commence à manifester son irritation. « Les Américains veulent que nous assurions la sécurité, mais ils maintiennent les sanctions. C’est comme s’ils nous demandaient de nager les mains attachées », a-t-il dit au chef de la diplomatie d’un pays européen. Mais là encore, ce sera donnant-donnant. Européens et Américains ne lèveront les sanctions qu’en échange de concessions, notamment sur la gouvernance.
Maître du nouveau jeu politique
Le nouvel homme fort de Syrie a au moins trois qualités, reconnaissent ses interlocuteurs : son pragmatisme, sa capacité d’écoute et sa sensibilité aux pressions. Devant ses hôtes, il ne dit jamais vouloir reconquérir le plateau du Golan, occupé par Israël depuis 1967. Lorsqu’il est devant Abdallah al-Dardari, vice-président syrien jusqu’en 2010 et aujourd’hui haut responsable aux Nations unies, il lui demande même de trancher certains différends économiques avec ses proches, présents à l’entretien. Quant aux pressions, en deux mois, il a déjà montré qu’il y cédait fréquemment, y compris en acceptant – sur insistance turque et saoudienne – d’intégrer d’autres opposants aux institutions en gestation.
Nous avons essayé l’État islamique, ça a échoué. Nous avons essayé un État nationaliste arabe, ça a aussi échoué. On veut bâtir un État prospère avec moins d’idéologie
Opposant à el-Assad
Selon nos informations, plusieurs réunions se sont tenues, ces dernières semaines à Istanbul entre les deux camps. Mais al-Charaa n’aurait finalement pas beaucoup reculé : les opposants de l’étranger ne participeraient qu’à titre individuel au gouvernement et aux autres instances qu’il a annoncées récemment (Conseil législatif et comité préparatoire en vue d’une conférence de dialogue national et d’une rédaction de la Constitution). « Nous ne devons pas tomber dans un piège comparable à celui de François Mitterrand en 1981 quand il invita les communistes au gouvernement pour mieux les étouffer », prévient un de ces responsables de l’opposition, encore méfiant.
Maître du nouveau jeu politique, l’ancien djihadiste, qui a emprisonné des opposants dans son fief d’Idlib, est toutefois loin d’avoir toutes les cartes en main. Son contrôle du pays reste limité aux grandes villes – Alep, Hama, Homs et Damas. Le Nord-Est kurde, où ces derniers affrontent des groupes pro-turcs, lui échappe.
La région côtière de Lattaquié, fief des alaouites, est en effervescence, ainsi que certains secteurs de la périphérie de Homs. Quant aux régions druzes du Sud, elles refusent de désarmer, ainsi qu’à Deraa, chez le leader rebelle Ahmed al-Awda, dont les hommes furent les premiers à entrer dans Damas libérée le 8 décembre. Sa situation reste donc fragile et même dans certaines banlieues de Damas, les reliquats de groupes armés tiennent encore une partie du terrain, que ce soit à Duma ou Jaramana.
Des conseillers en communication
À Damas, tout a changé, mais rien n’a vraiment changé. La parole s’est libérée et les motos, interdites sous el-Assad qui redoutait les attentats, sont apparues. Mais des mauvaises habitudes, héritées de la dictature, demeurent, en particulier, les restrictions de mouvements imposées aux journalistes étrangers ou aux ONG internationales, qui doivent notifier à l’avance leurs déplacements.
À un riche homme d’affaires syrien qu’il recevait, al-Charaa a finalement répondu à la question que tout le monde se pose : « Nous avons essayé l’État islamique, ça a échoué. Nous avons essayé un État nationaliste arabe, ça a aussi échoué. On veut bâtir un État prospère avec moins d’idéologie », raconte un opposant à el-Assad, proche de l’homme d’affaires, qui ajoute : « Maintenant, ce sont des mots », et l’idéologie sous-jacente restera bel et bien l’islamisme conservateur.
Il dispose également d’une armée électronique dont les membres répondent rapidement aux critiques et postent des messages sur les activités des nouvelles autorités
Proche d’Ahmed al-Charaa
Si le nouveau maître de la Syrie abreuve ses hôtes de belles paroles, c’est aussi parce qu’il a de très bons conseillers en communication, confirme une dizaine de ses interlocuteurs. Inter Mediate, une société britannique fondée par l’ancien chef de cabinet de Tony Blair, Jonathan Powell, aujourd’hui conseiller à la Sécurité du premier ministre Keir Starmer et auteur du livre Parler aux terroristes, œuvre en coulisses. Elle a organisé l’échange assez surréaliste à Davos entre l’ancien chef de guerre britannique en Irak et l’ex-djihadiste à la tête de la diplomatie syrienne auquel les autorités suisses avaient d’abord refusé un visa. À Damas, une salariée d’Inter Mediate parlant arabe et farsi, Lucy Stuart, conseille M. Chibani, selon un responsable syrien qui montre sa carte.
Friand de réseaux sociaux, al-Charaa rencontre des tiktokeurs et des youtubeurs. « Il dispose également d’une armée électronique dont les membres répondent rapidement aux critiques et postent des messages sur les activités des nouvelles autorités », révèle un de ses proches. En deuxième rideau, à l’étranger, une poignée de chercheurs relaient à leur tour les réalisations du gouvernement. Un diplomate s’en est rendu compte, à l’issue de son entretien avec Ali Chibani, ponctué d’une photo.
« Quelques heures après, alors que l’agence officielle n’avait encore rien publié, j’ai vu ma photo avec Chibani sur le compte X d’un chercheur très suivi aux États-Unis » Mais au final, tranche ce diplomate, leur succès va se jouer sur leur capacité ou pas à fournir plus d’électricité, à payer les salaires des fonctionnaires, et à faire revenir les investisseurs syriens de l’étranger »…