Les ONG, la « cinquième colonne » israélienne

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Par Le Monde – Piotr Smolar


Série « Israël-Palestine, 50 ans d’occupation ». Depuis trois ans, la droite israélienne a lancé une offensive sans précédent contre les organisations non gouvernementales dites de gauche, accusées d’œuvrer contre les intérêts de l’Etat.

En Israël, l’ennemi public numéro un veille jalousement sur les dizaines de plantes qui décorent le balcon de son appartement, à Jérusalem. Hagai El-Ad, 47 ans, est un homme mince, à lunettes, au ton égal. Doté d’autodérision, il a aussi une raideur noble dans sa façon de défendre son engagement.

 
Avi Buskila, directeur de l’ONG « La Paix maintenant ».

Un engagement qui l’a conduit, le 14 octobre 2016, devant le Conseil de sécurité des Nations unies, pour exposer sa vision de l’occupation israélienne. Son intervention a déchaîné la droite israélienne contre son organisation, B’Tselem, qui défend les droits des Palestiniens. Le premier ministre, Benyamin Nétanyahou, a qualifié l’ONG de « marginale et déconnectée » de la réalité.

Le militant devait-il critiquer son pays dans une enceinte internationale ? La question sert, en Israël, à disqualifier l’orateur. Dans la fièvre des réactions, on a ignoré le contenu du discours de Hagai El-Ad. « On continue d’éviter le débat sur l’avenir du pays, dit-il. Le problème essentiel est que depuis un demi-siècle, on contrôle la vie de millions de Palestiniens, en les privant de droits, par différents mécanismes : de l’extérieur pour la bande de Gaza, par l’annexion à Jérusalem-Est, par l’occupation en Cisjordanie. »

Hagai El-Ad est engagé depuis longtemps dans la défense des droits des minorités. En mai 2014, il est devenu directeur de B’Tselem, après avoir dirigé pendant six ans l’Association pour les droits civils en Israël. Après son intervention à New York, il a reçu des centaines de messages de menaces et d’insultes sur les réseaux sociaux.

Banalisation de la haine

« L’intensité est nouvelle, pas le principe. Beaucoup m’ont traité de traître et ont appelé à mon exécution », explique-t-il, sans s’en émouvoir. « Traître » : quelle plaisanterie sinistre ! La chaîne de télévision israélienne Channel 10 a révélé qu’il a appartenu, entre 1987 et 1991, à une unité d’élite de l’armée formant des agents infiltrés pour opérer dans des pays étrangers. « Pas de commentaire », répond-il.

En Israël, tout le monde garde en mémoire les affiches montrant le premier ministre Yitzhak Rabin en uniforme SS, brandies lors de manifestations qui ont précédé son assassinat par un extrémiste juif, en novembre 1995. La banalisation de cette haine illustre la dérive du débat public. « Nous ne sommes pas seuls, assure toutefois Hagai El-Ad. La semaine suivant mon intervention à New York, les donations à B’Tselem ont été multipliées par dix. »

B’Tselem et Rompre le silence – qui regroupe des vétérans de l’armée – sont les deux ONG les plus prises à partie. Pourquoi tant de haine ? Notamment parce qu’elles remplissent le vide laissé par l’implosion de l’opposition travailliste. Ces frêles ONG sont la mauvaise conscience d’un pays installé dans le déni de l’occupation.

Depuis la dernière guerre dans la bande de Gaza, à l’été 2014, les attaques ont gagné en violence. Elles passent notamment par la voie législative. Votée à l’été 2016, une loi dite de « transparence » oblige les ONG touchant plus de la moitié de leur financement de l’étranger à le préciser dans leurs publications.

Campagne hystérique

Plus récemment, les députés de la Knesset ont discuté d’un projet de suppression des exonérations fiscales pour les ONG considérées comme hostiles à l’Etat. Fin avril, M. Nétanyahou a refusé de rencontrer le ministre allemand des affaires étrangères, Sigmar Gabriel, car celui-ci souhaitait s’entretenir avec les représentants de B’Tselem et de Rompre le silence.

Yuli Novak, 35 ans, quittera dans deux mois la tête de Rompre le silence. Ancienne officier de l’armée de l’air, elle est issue d’une famille plutôt de gauche. « J’ai grandi en sachant que l’occupation est mauvaise, mais sans comprendre sa signification », dit-elle.

C’est après son départ de l’armée en 2005, puis une année passée en Inde, qu’elle se met à visiter la Cisjordanie. A 27 ans, elle découvre Hébron, où 500 colons extrémistes vivent au milieu de 200 000 Palestiniens. Elle participe alors à une visite organisée par Rompre le silence. « J’ai été choquée autant par la réalité que par le fait de ne pas l’avoir connue avant. » En 2012, elle rejoint l’ONG, et en devient la directrice. Sa formation d’avocate, son expérience militaire, son charisme, la qualifient. Et l’exposent.

Les années qui suivent sont terribles. La publication d’un recueil de témoignages de soldats, en mai 2015, sur la guerre à Gaza, l’été précédent, déclenche une campagne hystérique contre l’organisation. Le 16 décembre 2015, à la tribune de la Knesset, M. Nétanyahou demande même au chef de l’opposition travailliste de condamner publiquement Rompre le silence. Le gouvernement annonce qu’il fermera les portes des bases militaires et des lycées à ses activistes. L’intolérance vient d’en haut.

Repli sur soi

A l’extrême droite, des organisations dont la seule vocation est d’attaquer les ONG de gauche essaiment. Les noms de leurs militants connus, leurs adresses, leurs numéros de téléphone, sont publiés sur Internet. Les attaques informatiques se multiplient, des tentatives d’agression sont évitées de peu.

Enfin, de faux volontaires infiltrent Rompre le silence pour obtenir des informations confidentielles sur ses activités et instiller la paranoïa. L’équipe de Rompre le silence se replie sur elle-même, encaisse. Le prix à payer est élevé.

« Je suis fatiguée, je dois faire une pause, dit aujourd’hui Yuli Novak. Mais ces deux dernières années m’ont surtout donné des tonnes de motivation. Après Bordure protectrice [la guerre de l’été 2014 à Gaza], je ressentais de la honte à cause des cinquante années d’occupation et de l’immoralité de la société. Mais maintenant, je suis en colère. »

Ce qu’on appelait encore le « camp de la paix » dans les années 1990 a fondu. Certains ont même cessé d’utiliser cette expressionIl y a eu, au sein de cette partie engagée de la société civile, la plus progressiste, une forme de repli sur soi. De mauvais réflexes se sont installés, consistant à s’adresser à un public déjà convaincu au lieu d’élargir l’auditoire à la masse des Israéliens indécis, qui voudraient la paix et la sécurité mais ne voient aucun chemin réaliste se dessiner. C’est ce défi qui motive Avi Buskila.

Convaincre qu’un autre chemin est possible

Ancien patron d’une agence de publicité, il est le directeur atypique de la plus célèbre ONG israélienne défendant la fin de l’occupation, bien moins visée que d’autres par les attaques de l’extrême droite : La Paix maintenant. Il est atypique par ses origines – mizrahi, il appartient à la communauté des juifs venant de pays arabes –, son orientation sexuelle – il est homosexuel, comme Hagai El-Ad et Yuli Novak – et enfin son long parcours militaire.

En 1997, sur le marché d’Hébron où il patrouillait avec son unité, Avi Buskila a empêché un colon juif armé de commettre un massacre en le neutralisant. Benyamin Nétanyahou, alors à la tête de son premier gouvernement, le félicita. La photo de leur poignée de main fit la « une » du New York Times.

Vingt années ont passé. Avi Buskila a une nouvelle mission : convaincre une majorité d’Israéliens qu’un autre chemin est possible. Pour cela, il veut dépasser les clivages et les clichés : ashkénazes contre séfarades, Tel-Aviv la fêtarde contre Jérusalem la pieuse, gauche morale contre droite nationaliste, urbains cosmopolites contre arriérés de la périphérie.

« Pendant des dizaines d’années, la gauche a été conduite par de petits groupes d’ashkénazes, raconte-t-il. Ils commencent à comprendre que les mizrahi ne sont pas juste une poignée de gens défendant leurs traditions. Je vois beaucoup de similitudes entre les Etats-Unis et Israël, avec un vote massif contre les élites traditionnelles. »

« Démocratie en érosion »

Avi Buskila remet en question le logiciel traditionnel de La Paix maintenant. Depuis un an, il a organisé des centaines de rencontres dans tout le pays, notamment dans les marges de la société ignorées par la gauche. « Il faut montrer aux gens le prix réel de l’occupation, dit-il. Mes parents votent Nétanyahou depuis dix ans, mais ils voient bien ce qui se passe. Il casse Israël en petits morceaux. »

Avi se dit « très optimiste », car « la nouvelle Israël ne pense plus à la survie, mais à son avenir ». Il a lancé une formation pour les militants de demain, afin d’améliorer la pédagogie des partisans de la paix. « J’ai 42 ans. La plupart des gens ont grandi, comme moi, avec l’occupation, sans savoir comment c’était avant. La gauche n’a pas assez expliqué au public qu’il ne s’agit pas de donner quelque chose aux Palestiniens, mais de rendre. » 

L’optimisme d’Avi Buskila n’est pas partagé par Yuli Novak. Elle fait le constat d’une « démocratie en érosion » et d’un « racisme anti-arabe qui est devenu une partie de nous-mêmes ». « Depuis les années 1990, les groupes d’intérêts national-religieux prennent le contrôle de façon très efficace de l’appareil d’Etat, dit-elle. Eux croient dans la terre d’Israël, son peuple et la Torah. Moi je crois dans la liberté, l’égalité des droits et la démocratie. »