Qui est juif ? : en Israël, la Cour suprême provoque un vif débat sur les conversions (Louis Imbert – Le Monde)

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En reconnaissant la judéité des convertis non-orthodoxes, la Cour tranche une question qui touche à la raison d’être de l’Etat.

Pour quelques milliers de juifs au statut incertain, voilà qu’Israël se déchire. La Cour suprême a statué, lundi 1er mars, sur une pétition qui traînait sur sa table depuis 2005 : elle affirme que les personnes s’étant converties au judaïsme en Israël à travers les mouvements réformé et conservateur, c’est-à-dire hors du cadre imposé par le grand rabbinat, doivent bien être considérées comme juifs par l’Etat. Selon la « loi du retour », ils bénéficient donc pleinement du droit de citoyenneté en Israël.

Ce n’est pas leur nombre qui permet de jauger le séisme provoqué. De telles demandes, l’Etat en reçoit quelques dizaines à peine chaque année, notamment de la part de conjoints d’Israéliens. Le judaïsme réformé, courant moderne et libéral, se résume en Israël à une centaine de communautés – à peine 4 % de la population s’y reconnaît. La « loi du retour » s’applique par ailleurs de longue date aux juifs réformés et conservateurs convertis à l’étranger, notamment aux Etats unis, où leurs organisations sont majoritaires.

Mais la décision de la Cour touche à la raison d’être de l’Etat juif, aux questions non résolues du sionisme, aux lignes de fractures entre le pays et la diaspora. Le grand rabbinat, tenu par les ultraorthodoxes et qui dispose d’un monopole de fait sur les conversions, a réagi avec fureur. Pour le grand rabbin ashkénaze David Lau, la Cour promet ainsi « de provoquer sur Israël un déluge de nouveaux immigrants dont le lien au judaïsme est nul ». Et de se demander : « En quoi l’Etat d’Israël est-il un Etat juif, quand tout non-juif peut être citoyen ? »

Définir la judéité

La Cour aurait préféré ne pas avoir à répondre à cette question. Dans sa décision, elle a vivement déploré que le Parlement ait échoué à se prononcer lui-même. Depuis une décennie, deux commissions ont rendu des conclusions fort prudentes sur le sujet, la dernière en 2018.

« Pour les ultraorthodoxes, cela soulève des doutes dramatiques sur la judéité des gens » Ofer Zalzberg, analyste à l’Institut Herbert C. Kelman

Elles se sont heurtées au refus des ultraorthodoxes de toute exception à l’autorité du grand rabbinat sur les cycles de la vie juive : mariage, divorce, funérailles et conversions. Un sujet « crucial, le plus important qui se soit posé à nous depuis des générations », dit Dov Halbertal, un rabbin progressiste au sein de la communauté ultraorthodoxe. Sans mesure aucune, le parti ultraorthodoxe Judaïsme unifié de la Torah diffusait, mardi, une publicité critique de la décision de la Cour, présentant les convertis comme des chiens portant la kippa.

« Le Parlement n’a jamais tranché, car il n’y a pas de consensus possible sur ce point, précise Ofer Zalzberg, analyste à l’Institut Herbert C. Kelman pour la transformation des conflits. Pour les ultraorthodoxes, cela soulève des doutes dramatiques sur la judéité des gens : c’est toute la fabrique sociale, la possibilité des mariages qui est en jeu. Les libéraux, eux, disent qu’il y a une multitude de façons d’être juif. Le premier ministre, Benyamin Nétanyahou, a maintenu jusqu’ici le statu quo, par peur de perdre le soutien des orthodoxes, comme celui de ses alliés séculiers. »

La question n’est pas neuve. L’historien Tom Segev, auteur d’une récente biographie de David Ben Gourion (Un Etat à tout prix, 2018, non traduit) rappelle au Monde que le fondateur de l’Etat « n’est jamais parvenu à définir ce qu’est la judéité et qui est juif ». Ainsi, en 1958, alors qu’Israël se trouvait confronté à l’application concrète de la « loi du retour », « le gouvernement avait approché cinquante rabbins, universitaires et écrivains, la plupart vivant à l’étranger, pour l’éclairer sur cette définition. Par lettre, il leur demandait en substance : “S’il vous plaît, dites-moi qui je suis.” Ces hommes étaient tous juifs, d’origine ashkénaze, et la plupart ont répondu qu’il n’était pas nécessaire de poser la question : la religion dit qu’est juif le fils d’une mère juive ». Ce qui ne suffit pas à éclairer les institutions religieuses de l’Etat.

Equilibre des urnes

Alors qu’Israël s’avance vers des élections législatives, prévues le 23 mars, les partis ultraorthodoxes ont prévenu : ils ne rejoindront qu’un gouvernement qui promettrait d’effacer la décision de la Cour. Le parti de M. Nétanyahou, le Likoud, s’y est engagé. Mais le premier ministre se tient silencieux.

L’occasion est pourtant belle : en procès pour corruption, il ne cesse depuis deux ans de dénoncer le pouvoir exorbitant des juges. Mais Benyamin Nétanyahou peut craindre de provoquer les juifs de la diaspora, qu’il a déjà humiliés par le passé, notamment en rejetant, en 2017, un compromis longuement négocié, qui aurait créé une zone d’accès mixte pour les juifs réformés et conservateurs américains au mur des Lamentations, à Jérusalem.

Pour brûlant qu’il soit, ce débat n’a pourtant que peu de chances de bousculer l’équilibre des urnes. Au fil de quatre élections législatives en deux ans, les camps ont eu le temps de sédimenter. En se dressant contre la décision de la Cour, les partis ultraorthodoxes peuvent resserrer leurs rangs, alors que des mouvements de l’extrême droite religieuse chassent sur leurs terres. Leurs adversaires peuvent en retour se trouver renforcés, mais en avaient-ils besoin ?

La désobéissance d’une partie des haredim aux confinements durant l’épidémie due au coronavirus, tolérée par l’Etat, a déjà porté ces divisions à l’incandescence. Avigdor Lieberman, dirigeant d’un parti laïque russophone, qui avait rompu avec M. Nétanyahou en 2019, provoquant la perte durable de sa majorité, a salué une décision « historique », et a promis de « continuer le combat contre la coercition religieuse ».