Les islamistes adaptent leur cyber-croisade (Christophe Cornevin – Le Figaro)

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ENQUÊTE – Les djihadistes restent hyperactifs sur internet, forçant la France à trouver de nouveaux outils de défense.

Ayant encaissé de sérieux revers dans les zones de combats et assoiffés de revanche, les terroristes de Daech ne désarment pas et rêvent plus que jamais de frapper l’Occident au cœur. Dès le 11 mars dernier dans un entretien au Figaro , Laurent Nuñez, coordonnateur national du renseignement et de la lutte contre le terrorisme, a prévenu: «Si l’État islamique a subi de lourdes défaites sous l’action de la coalition et des services de renseignement, il se reconstitue dans la clandestinité. Même affaibli, Daech dispose de structures de propagande et d’opération.»

Roués aux guerres asymétriques et traqués sur le terrain, les terroristes, même affaiblis, investissent sur internet pour lever des nouvelles troupes et gagner la guerre des esprits. Dans leur enquête intitulée Les militants du djihad (Fayard), Hakim El Karoui et Benjamin Hodayé, qui ont notamment passé au crible 1400 cas européens, observent que 90 % des djihadistes ont connu une rupture spirituelle au terme d’une conversion brutale.

Les réseaux sociaux et les messageries chiffrées sont loin d’être étrangers au phénomène, notamment lorsqu’il s’agit d’enrégimenter des profils bien ciblés ou trouver des complicités pour commettre un acte violent. «Nous sommes face à un ennemi sans adresse qui profite du cyberespace pour transmettre des ordres, recruter des fidèles, torpiller l’universalisme qui nous unit et tenter de mettre à genoux nos démocraties», renchérit Arié Bensemhoun, directeur exécutif du think-tank European Leadership Network (Elnet), qui organise ce mercredi, en partenariat avec l’Institut Montaigne et la fondation Hanns Seidel, le troisième sommet européen sur la radicalisation islamiste et la menace terroriste. Réunissant les meilleurs experts européens, arabes et israéliens, avec la participation de l’ex-premier ministre Manuel Valls et de son homologue britannique Theresa May, cet événement est consacré en particulier à la radicalisation en ligne et au cyberdjihadisme.  

Évincés des grandes plateformes comme Face­book ou Twitter, qui ont fait le ménage après les attentats de 2015 à Paris, les terroristes se sont ensuite repliés sur des réseaux chiffrés comme Telegram.

Laurence Bindner, chercheuse et spécialiste de l’extrémisme en ligne.

«Beaucoup d’encre a coulé sur les personnes qui se radicalisent toutes seules devant leur ordinateur mais tous les experts s’accordent sur l’aspect multifactoriel des causes, aussi liées selon les individus à des ressorts sociaux, familiaux ou encore psychologiques, précise la chercheuse Laurence Bindner, spécialiste de l’extrémisme en ligne. Si la propagande sur internet n’a pas un rôle de catalyseur, elle alimente, nourrit et accélère le processus de radicalisation et peut même avoir une fonction de déclencheur dans le passage à l’acte: après chaque attaque, la téléphonie et l’informatique des assaillants témoignent régulièrement d’une surconsommation de contenus djihadistes

Ainsi, le terroriste qui a assassiné la policière Stéphanie Monfermé au commissariat de Rambouillet, le 23 avril dernier, a visionné un «nasheed» (chant religieux) pour se galvaniser avant de faire couler le sang. «Si l’État islamique, à l’apogée du califat en 2015, pouvait se livrer à une propagande de masse avec plus de 700 contenus riches et variés par mois, son attrition territoriale fait qu’il a moins de ressources consacrées aux médias », note Laurence Bindner, qui relève une «fragmentation de cette propagande, confinée sur des réseaux plus confidentiels» «Évincés des grandes plateformes comme Facebook ou Twitter, qui ont fait le ménage après les attentats de 2015 à Paris, les terroristes se sont ensuite repliés sur des réseaux chiffrés comme Telegram au moment même où l’organisation perdait son proto État pour basculer dans la semi-clandestinité», poursuit la chercheuse.

Chassés aussi de Telegram après une offensive menée en novembre 2019 par Europol avec l’aide de la plateforme, les terroristes islamistes opèrent désormais sur des serveurs tels que rocket.chat ou sur le web décentralisé qui échappe au contrôle des Gafam, par définition plus difficile d’accès pour les internautes. Désormais, l’État islamique diffuse en moyenne deux vidéos longues par mois, agrémentées de reportages photos. Chaque jeudi soir, il émet aussi «An Nabaa», une lettre hebdomadaire d’une douzaine de feuillets en arabe, contenant des infographies et un éditorial en français.

Peu coûteuse et permettant de soulever une armée de l’ombre pour maintenir une efficacité opérationnelle sans prendre le risque d’être identifié, la propagande en ­ligne est d’autant plus dévastatricequ’elle réduit la possibilité d’anticiper les passages à l’acte

David Khalfa, chercheur associé au Center for Peace Communications de New York, chargé des programmes des sommets européens sur la radicalisation.

Une récente page intitulée «Les objectifs des médias djihadistes» y met en exergue cette formule d’Abou Hamza al-Mouhajer, alias Abou Ayyoub al-Masri, un terroriste égyptien transfuge d’al-Qaida et émir de l’État islamique d’Irak tué en avril 2010: «La lave des obus médiatiques est plus meurtrière et plus dangereuse pour la communauté et ses hommes que les flammes des obus d’avion. Par conséquent, les moudjahidines (…) doivent se battre sur un autre front, qui est le front médiatique.»

Sous le dessin du drapeau noir de Daech, sont mentionnés dix «commandements» dont celui d’«inciter le djihad en l’exhortant et éveiller les déterminations des croyants»«Peu coûteuse et permettant de soulever une armée de l’ombre pour maintenir une efficacité opérationnelle sans prendre le risque d’être identifié, la propagande en ligne est d’autant plus dévastatrice qu’elle réduit la possibilité d’anticiper les passages à l’acte, déclenchés parfois à peine 48 heures après la publication d’un appel à la haine», note David Khalfa, chercheur associé au Center for Peace Communications de New York, chargé des programmes des sommets européens sur la radicalisation.

«On ne cesse de s’adapter à cette menace, confiait en mars dernier Laurent Nuñez. D’abord avec la plateforme de signalement Pharos, hébergée à la DCPJ, dont nous avons renforcé les effectifs et qui fonctionne à présent 24 heures sur 24. Sur 228.545 signalements traités en 2019, 4000 à 6500 étaient liés à des apologies ou provocations à des actes de terrorisme. Ces signalements peuvent être judiciarisés. S’ils ne le sont pas, ils sont envoyés à la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) qui, en tant que chef de file de la lutte antiterroriste, évalue la menace en lien avec la direction du renseignement de la Préfecture de police, le renseignement territorial et la gendarmerie nationale.»

Face au spectre d’un «djihadisme d’atmosphère», théorisé par le politologue spécialiste de l’islam Gilles Kepel et mettant en scène des terroristes sortis de tous les scopes des services renseignement, la France fourbit la riposte. Elle s’est dotée d’une unité de contre-discours au sein du comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (CIPDR) et vient de pérenniser l’emploi d’un algorithme, un outil placé par les services sur les réseaux pour «chaluter» des donnés et, a-t-on soufflé place Beauvau, «débusquer des profils, jusqu’ici inconnus et qu’aucune surveillance classique ne permet d’identifier, qui se connectent sur des sites djihadistes».

En novembre dernier, Bernard Émié, directeur général de la sécurité extérieure (DGSE), assurait au Figaro«La bête bouge encore. Sa traque se situe jusqu’au cœur du cyberespace.