Le divorce entre l’État hébreu et la diaspora juive américaine (Philippe Gélie – Le Figaro)

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Selon un sondage de l’American Jewish Committee, 31 % des Juifs américains et 22 % des Israéliens ne voient pas l’autre communauté comme «faisant partie de la même famille».

Fin mars, lors de son intervention rituelle devant la conférence de l’American Israel Public Affairs Committee (Aipac), le principal lobby pro-israélien aux États-Unis, Benyamin Nétanyahou a évoqué «la montée de forces qui veulent séparer l’Amérique et Israël. Elles vont échouer, je vous garantis qu’elles vont échouer, a-t-il insisté. Nos valeurs partagées sont trop profondes, nos intérêts communs trop puissants, nos destins trop inextricablement liés.»

C’est bien le cas au niveau des gouvernements. Donald Trump a plus fait pour plaire à son ami «Bibi» qu’aucun président américain depuis la reconnaissance de l’État hébreu par Harry Truman en 1948. La dénonciation de l’accord nucléaire avec l’Iran, le transfert de l’ambassade américaine à Jérusalem, la fermeture de la représentation de l’OLP à Washington, la réduction de l’aide aux Palestiniens et la reconnaissance de l’annexion du Golan font dire au premier ministre israélien que l’alliance avec les États-Unis «n’a jamais été aussi forte».

«Donald Trump est profondément impopulaire auprès de l’électorat juif américain, aux trois quarts démocrate, qui est également mal à l’aise avec la direction donnée à son pays par Nétanyahou»

Dov Waxman, professeur de relations internationales à l’université Northeastern de Boston

Un alignement pourtant loin de susciter l’enthousiasme de la communauté juive américaine, presque aussi nombreuse (5,7 millions de personnes) que celle d’Israël (6,5 millions). «Donald Trump est profondément impopulaire auprès de l’électorat juif américain, aux trois quarts démocrate, qui est également mal à l’aise avec la direction donnée à son pays par Nétanyahou», souligne Dov Waxman, professeur de relations internationales à l’université Northeastern de Boston, auteur d’un livre sur la relation entre les Juifs d’Israël et d’Amérique (1).

Longtemps, les Juifs d’Amérique sont restés indifférents, voire hostiles au sionisme tandis qu’ils s’assimilaient dans le Nouveau Monde sans nostalgie de l’ancien. Mais le «miracle» de la victoire de 1967 sur les armées arabes a suscité aux États-Unis un enthousiasme teinté de culpabilité. Il a rapproché les deux communautés au point de transcender les partis et de rendre taboue toute critique d’Israël. Nous ne faisons qu’un, le titre du classique de Melvin Urofsky (2) en 1978, est devenu le cri de ralliement de la communauté juive américaine pour des décennies. «L’évolution vers une approche plus critique a été progressive, explique le Pr Waxman, provoquée par la politique d’occupation et d’annexion infligée aux Palestiniens, mais pas seulement.»

Le monopole du rabbinat ultraorthodoxe sur les mariages et les conversions, la loi proclamant le caractère juif de l’État, les entraves pour empêcher les juifs conservateurs ou réformés – courants dominants aux États-Unis – de prier au Mur des lamentations, les alliances «contre-nature» de Nétanyahou avec des dirigeants autoritaires, parfois accusés d’antisémitisme, ont terni l’image d’Israël au sein d’une communauté américaine «majoritairement élevée dans un libéralisme politique qui rejette toute forme de discrimination et un judaïsme non orthodoxe qui prône l’universalisme, souligne Dov Waxman. La vieille génération avait une vision idéalisée d’Israël, mais ce n’est plus le cas chez les jeunes, très libéraux et dont le taux de mariages mixtes approche 50%.»

«Nous ne subissons pas la menace quotidienne du Hamas ou du Hezbollah,mais si la réponse est l’ultranationalisme et l’apartheid, les Israéliens doivent savoir que nous ne pourrons pas les soutenir»

Dana Milbank, du Washington Post

Après la tuerie de Pittsburgh en octobre, le grand rabbin ashkénaze d’Israël n’a même pas voulu prononcer le nom de la synagogue de l’Arbre de vie, évoquant «un lieu avec un fort parfum juif». Le rabbin Steven Wernick, chef du judaïsme conservateur aux États-Unis, a écrit au gouvernement israélien: «On ne peut plus parler de fossé entre Israël et la diaspora, maintenant c’est un canyon.» Selon un sondage de l’American Jewish Committee, 31 % des Juifs américains et 22 % des Israéliens ne voient pas l’autre communauté comme «faisant partie de la même famille» et 40 % tout au plus comme «des cousins éloignés». Même l’augmentation des actes antisémites (+37% aux États-Unis en 2017, selon le FBI) «a plutôt pour effet de rapprocher les Juifs des autres minorités américaines, qui subissent aussi la violence de l’alt-right et des suprémacistes blancs», estime Waxman.

Lors d’une célébration d’Hanoukka en décembre dernier à la Maison-Blanche, Trump a choqué les représentants de la communauté juive américaine en désignant Israël comme «leur pays», comme si la «double allégeance» qui leur fut parfois reprochée allait de soi. Or c’est l’inverse qui se passe. «Nous ne subissons pas la menace quotidienne du Hamas ou du Hezbollah, souligne Dana Milbank du Washington Post, mais si la réponse est l’ultranationalisme et l’apartheid, les Israéliens doivent savoir que nous ne pourrons pas les soutenir.» Pour Jonathan Weisman du New York Times, «le grand schisme est devant nous.»

(1) «Trouble in the Tribe. The American Jewish Conflict Over Israel», par Dov Waxman, Princeton University Press, 2016.

(2) «We Are One!: American Jewry and Israel», par Melvin I. Urofsky, Anchor Press, 1978 (épuisé).