Bachar Al-Assad, le maître du chaos

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LE MONDE – Benjamin Barthe

L’offensive militaire russe en Syrie, lancée le 30 septembre 2015, a tiré le régime Assad d’une très mauvaise passe. Mais elle a aussi accéléré l’affaiblissement de l’Etat syrien.

Pour la fête de l’Aïd el-Kébir, lundi 12 septembre, qui correspondait au lendemain de son 51e anniversaire, Bachar Al-Assad s’est offert un cadeau très personnel : une parade devant les caméras, dans les rues désertes de Daraya. Deux semaines plus tôt, cette banlieue de Damas, haut lieu du soulèvement contre le régime syrien, avait fini par baisser les armes, après quatre années de siège et de bombardement. Sa population avait été évacuée vers des zones sous contrôle gouvernemental, tandis que les combattants étaient transférés par bus vers Idlib, une autre place forte de la rébellion, 300 km plus au nord.

Accompagné d’une vingtaine de fidèles, le président syrien a donc arpenté d’un pas vif les rues de cette ville fantôme, réduite à l’état de squelette par les barils d’explosifs et les bombes incendiaires. Sur fond de musique dramatisante, mais avec le ton faussement candide qu’il affectionne en interview, M. Assad, en costume gris clair et le col de la chemise ouvert, a réitéré son leitmotiv fétiche : « Nous sommes déterminés à reconquérir chaque pouce de Syrie des mains des terroristes. »

Sans un mot pour le cessez-le-feu, qui devait entrer en vigueur quelques heures plus tard et s’est effondré au bout d’une semaine ; sans la moindre référence aux efforts de l’envoyé spécial des Nations unies, Staffan de Mistura, pour ranimer les négociations de paix. Après des centaines de milliers de morts et plus de dix millions de personnes déplacées ou réfugiées, Assad ne croit toujours qu’en Assad. Il est persuadé que la politique de la terre brûlée, qu’il mène sans ciller depuis cinq ans et demi va finir par payer. Et les faits ne lui donnent pas totalement tort.


Rétablissement

A l’été 2015, le pouvoir central syrien vacillait sous les coups de boutoir de la rébellion armée par ses deux ennemis intimes, la Turquie et l’Arabie saoudite. Avec le soutien de ces sponsors sunnites, Jaïch Al-Fatah (« Armée de la conquête »), une coalition de brigades islamistes, avait enfoncé les défenses du régime syrien dans le nord-ouest du pays. Idlib était tombée, ainsi que Jisr Al-Choughour. La route de la plaine côtière, l’autre centre névralgique du pouvoir syrien après Damas, s’ouvrait aux insurgés. Dans le centre-est, les hordes de l’organisation Etat islamique (EI) s’étaient emparées de Palmyre et menaçaient de fondre sur Deir ez-Zor, dans la vallée de l’Euphrate.

Mais, en douze mois, dans la foulée de l’intervention russe, le régime syrien a opéré un rétablissement spectaculaire, sur le champ de bataille comme sur la scène diplomatique. Les ambitions de Jaïch Al-Fatah, emmenée par les salafistes d’Ahrar Al-Cham et les djihadistes du Front Al-Nosra, la branche syrienne d’Al-Qaida (rebaptisé depuis Front Fatah Al-Cham), ont été endiguées par les chasseurs-bombardiers russes.

L’afflux de milliers de miliciens chiites, venus d’Iran, d’Irak, du Liban et même d’Afghanistan, a pallié, en partie, l’épuisement de l’armée régulière. Maintes fois annoncé, mais toujours de façon prématurée, l’encerclement d’Alep-Est, capitale de la rébellion dans le nord du pays, est désormais une réalité. Même le fief rebelle de la Ghouta, en banlieue de Damas, commence à craquer sous le harcèlement des troupes loyalistes et des Soukhoï russes.

La brutale intrusion du Kremlin sur le champ de bataille syrien n’a pas déclenché la déflagration régionale prédite par certains commentateurs. Au-delà des protestations d’usage, aucun des parrains de l’opposition n’a osé défier le déploiement de forces russes. Les Etats-Unis se sont épuisés dans d’interminables palabres avec Moscou, qui n’ont débouché que sur une poignée de convois humanitaires vers les zones assiégées et deux trèves de courte durée. Lundi 3 octobre, tirant la conclusion de son échec, le Département d’Etat a annoncé la suspension de ces discussions.

L’Arabie saoudite ressasse que Bachar Al-Assad devra partir, « par un processus politique ou par la force militaire », mais semble beaucoup trop préoccupée par la guerre au Yémen et la baisse des prix du pétrole pour mettre ces menaces à exécution. Quant à la Turquie, non contente d’avoir soldé son contentieux avec Moscou, né de la destruction d’un avion russe dans le ciel turc en novembre 2015, elle envoie désormais des signaux d’apaisement à Damas. Le séisme politique déclenché par le coup d’Etat raté du 15 juillet a offert au président turc, Recep Tayyip Erdogan, qui a longtemps juré la perte de son homologue syrien, une excuse pour se détourner d’Alep sans faire de bruit.


« Fondé de pouvoir »

Pour Bachar Al-Assad, après cinq ans de guerre acharnée, l’horizon semble donc se dégager. Mais cette embellie a un coût : elle a mis en lumière son embarrassante dépendance à l’égard de ses alliés étrangers.

Damas, 18 juin. Le général Sergueï Choïgou, ministre russe de la défense, pénètre dans le palais présidentiel syrien d’un pas assuré. Ou plutôt il s’y invite. Ses services n’ont pas annoncé sa venue et il ne s’en inquiète pas. Le maître de Damas doit son retour en force à l’aviation russe, cela vaut bien une entorse au protocole. « Quelle agréable surprise, je ne m’attendais pas à vous rencontrer en personne », s’exclame le président, sur les images tournées par la chaîne de télévision russe RT.

La séquence suivante le montre assis à une simple table de travail, un bloc de papier et un stylo devant lui, un homme que l’on devine être un traducteur à ses côtés, face au ministre Choïgou et à deux autres émissaires russes. La mise en scène, qui a l’allure d’un examen de passage, rappelle la visite en forme de « convocation » de Bachar Al-Assad à Moscou, au mois d’octobre 2015. Le président syrien avait dû se présenter tout seul au Kremlin, sans escorte ni conseiller, en violation, là encore, des usages diplomatiques.

C’est tout le paradoxe de Damas. Jamais le régime syrien n’a paru aussi confiant depuis le début de la révolte en 2011. Et jamais l’Etat syrien n’a semblé aussi inexistant. Généraux à l’ego boursouflé, milices loyalistes semi-mafieuses, militaires russes et iraniens omniprésents : en plus des rebelles, le président doit composer avec des alliés envahissants, qui ne cessent d’empiéter sur ses attributions. Le roi Bachar trône sans rival, mais ce roi est de moins en moins vêtu. « Bachar Al-Assad exerce un pouvoir qu’il ne détient pas en propre, soutient l’historien Thomas Pierret, spécialiste de la Syrie. C’est un fondé de pouvoir beaucoup plus qu’un chef d’Etat. »

Les anecdotes à ce sujet abondent. « La résidence d’un homme d’affaires proche du régime, dans une banlieue huppée de Damas, a récemment été réquisitionnée par des soldats, raconte un étranger, habitué de l’élite politique syrienne, qui, pour conserver la possibilité de se rendre à Damas, s’exprime sous couvert d’anonymat. Pour éviter qu’elle ne soit pillée, il a offert de l’argent à l’officier, tout en lui faisant savoir, sur ton à moitié menaçant, qu’il connaissait très bien Bachar. “Lui, je m’en fous ! Je ne rends des comptes qu’aux Iraniens”, a aussitôt répliqué le militaire. »

Aussi paradoxal cela soit-il, le dédain du président et de ses représentants, exprimé dans des termes parfois très crus, est fréquent dans la galaxie loyaliste. « Ce n’est pas pour cet abruti que je me bats, c’est pour moi, pour ma survie », a confié un haut gradé alaouite, la minorité confessionnelle dont est issu le clan Assad, à un opposant syrien en lien par Skype avec de nombreux officiers.


Tensions feutrées

L’émiettement du territoire syrien et le besoin de galvaniser le camp loyaliste ont fait émerger des généraux « stars » qui font de l’ombre au chef de l’Etat. C’est le cas de Souhaïl Al-Hassan alias « le Tigre », commandant d’une unité d’élite, qui a remporté de nombreux combats dans les provinces de Homs et Alep. Dans ces deux régions, Al-Hassan, qui est adulé par les pro-Assad, se comporte en roitelet. Ses subordonnés, recrutés au sein de l’armée comme de la pègre, se sont rendus coupables de nombreux actes de brigandage et de trafic, sans qu’aucun ait jamais été arrêté. Les hommes du « Tigre » sont intouchables. Al-Hassan lui-même est célèbre pour avoir incendié au téléphone le gouverneur de Homs, Talal Barazi, pourtant nommé par le président.

« On a la même situation à Deir ez-Zor, avec le général druze Issam Zahreddine, explique le politologue syrien Salam Kawakibi. Les zones de front deviennent des îlots autogérés. Assad est obligé d’accepter une forme de décentralisation. Il distribue des cacahuètes par-ci, par-là, tout en s’efforçant de garder la plus grosse dans la main. C’est un orfèvre en la matière. »

On constate le même phénomène avec le Hezbollah, le mouvement chiite libanais envoyé par Téhéran au secours du régime. Son leader, Hassan Nasrallah, a fait de la sauvegarde de la Syrie, assaillie selon lui par les « takfiristes » (djihadistes) et « l’axe américano-sioniste », son grand œuvre. Mais sur le terrain, ses hommes manifestent une profonde méfiance à l’égard de l’armée régulière syrienne. Leur quartier général dans la région de Damas, installé dans l’hôtel Monte-Rosa, tout près de la frontière libanaise, est d’ailleurs interdit d’accès aux officiers syriens. « Le Hezbollah estime avoir perdu beaucoup d’hommes à cause de l’incompétence ou de la corruption de l’armée, qu’elle soupçonne de vendre des informations à l’opposition », expose un analyste qui a ses entrées à Damas.

Parfois, Bachar Al-Assad regimbe. On le voit dans les tensions feutrées qui l’opposent à intervalles réguliers à son sauveur russe. Selon un diplomate qui se rend régulièrement dans la capitale syrienne, après que Vladimir Poutine eut annoncé au mois de mars le retrait de ses forces de Syrie – annonce contredite dans les faits quelque temps plus tard –, « les diplomates russes ont été snobés par leurs homologues syriens pendant plusieurs semaines. Toutes les démarches qu’ils menaient pour faciliter l’entrée de convois d’aide dans des zones assiégées étaient ignorées. Et lorsqu’ils ont cessé d’insister, comme par hasard, le régime a donné son accord au passage des camions de l’ONU ».


La Russie, ticket de retour d’Assad sur la scène internationale

Quand ce petit jeu l’agace trop, la Russie réagit à son tour. En juin, elle a imposé des soldats sur certains des points de contrôle encerclant les banlieues rebelles de Damas, pour s’assurer que les convois d’aide envoyés par l’ONU ne soient pas dépouillés de l’essentiel de leur cargaison par les soldats syriens. Moscou voulait mettre un terme, au moins ponctuellement, à ces pillages rituels, qui tournent en ridicule ses efforts visant à démontrer – ou entretenir l’illusion, diront les sceptiques – que le dialogue américano-russe peut être bénéfique. Lorsque de la nourriture est entrée, le 10 juin à Daraya, au sud de Damas, pour la première fois depuis novembre 2012, le passage du convoi était supervisé par des Russes.

D’autres divergences sont apparues ces derniers mois. Les déclarations de Bachar Al-Assad, en février, en faveur de la reconquête de tout le territoire syrien, ont irrité le ministère russe des affaires étrangères, qui l’a fait savoir. A plusieurs reprises, durant le printemps, le soutien aérien russe a fait défaut aux troupes loyalistes, une manière pour Moscou de taper sur les doigts de son protégé. Ce fut le cas au mois de mai, dans le sud d’Alep, où de nombreux combattants iraniens et libanais ont été tués par les rebelles. Et à Tabqa, en juin, où les djihadistes de l’Etat islamique ont facilement refoulé une offensive de l’armée.

Bachar Al-Assad compose avec ces affronts parce qu’ils sont mineurs. Même si son maintien au pouvoir n’est pas, pour les Russes, une question de sécurité nationale comme il l’est pour les Iraniens, le dictateur syrien ne craint pas d’être lâché par Moscou. « La Russie a besoin autant, voire plus, de la Syrie que l’inverse, argumente un diplomate qui fait la navette entre Beyrouth et Damas. La Syrie a été le tremplin de Poutine, son ticket de retour sur la scène internationale. Il ne peut pas s’en retirer sans perdre beaucoup de son nouveau prestige. Assad le sait et en joue à merveille pour préserver sa marge de manœuvre. »

Moscou, qui a justifié son intervention militaire par la lutte contre le terrorisme et la défense de l’Etat syrien, a besoin du dictateur damascène dans le cadre de sa partie de poker menteur avec les Occidentaux. Le processus politique piloté par Staffan de Mistura arrange le président Poutine, en ce qu’il l’érige en interlocuteur obligé des capitales européennes et américaine. Mais rares sont les observateurs à penser qu’il soit prêt à imposer une véritable transition, supposant une mise à l’écart de Bachar Al-Assad.


« Les Russes pourraient l’abandonner »

« Les Russes savent qu’il est dangereux, avance un diplomate occidental. Ils pourraient l’abandonner un jour. Un accident de voiture est vite arrivé… Mais pas maintenant. Ils en ont besoin pour pouvoir dire qu’ils ont eu le dessus sur les Américains. » « Les Russes et les Iraniens méprisent ce régime et cela se ressent, estime un expert de la Syrie. Mais ils ne veulent pas en changer car ils pensent que sans Bachar, tout s’écroule. Personne ne le respecte, mais tout le monde a besoin de lui. » Et le dictateur syrien le sait : « Si les Russes lui mettent un pistolet sur la tempe, il leur dira : “Allez-y, tirez !”», poursuit la même source.

Les deux offensives en cours, à Alep et dans la Ghouta, témoignent des hauts et des bas du pacte Russie-Syrie-Iran. Elles ont été précédées par la réunion à Téhéran, le 9 juin, des ministres de la défense de ces trois pays. Au cours de ce sommet, les alliés ont convenu de former un groupe de contact permanent, pour harmoniser leurs approches politique et militaire. La République islamique avait été choquée par l’absence de couverture aérienne russe, dans le sud d’Alep, qui lui a coûté de nombreux hommes au printemps. Les combats de l’été, qui ont tourné à l’avantage des loyalistes, ont été mieux coordonnés : avions russes, milices chiites et troupes régulières ont tous œuvré à l’asphyxie des quartiers orientaux d’Alep.

Non sans un nouveau couac : à la fin août, choqué que Moscou se soit vanté haut et fort d’avoir obtenu le droit d’utiliser une base aérienne dans l’ouest de l’Iran pour mener des bombardements en Syrie, Téhéran s’est cabré. La République islamique a brutalement révoqué ce privilège qu’aucune autre puissance étrangère n’avait obtenu depuis la seconde guerre mondiale. Selon Ibrahim Hamidi, spécialiste de la Syrie au quotidien Al-Hayat, un autre différend tend la relation entre les deux protecteurs d’Assad. Il a trait à Israël, la bête noire des ayatollahs, en contact régulier avec le Kremlin. Vladimir Poutine se serait ainsi opposé à l’installation, sur le plateau du Golan, juste en face de l’Etat juif, d’une base logistique des pasdarans, les « gardiens de la révolution ».

La guerre civile syrienne est loin d’être terminée. Compte tenu de la multiplicité des groupes armés et de l’incapacité structurelle du régime syrien à se réformer, les violences pourraient durer encore des années. Le degré de solidité de l’axe Damas-Téhéran-Moscou décidera en partie de l’évolution du conflit. Reste que si le régime Assad parvient à neutraliser la rébellion à Alep-Est et dans la Ghouta, il pourra revendiquer deux percées majeures dans les deux régions les plus importantes du pays. Après la reprise de Homs, en 2014, la colonne vertébrale du pays, qualifiée de « Syrie utile », se retrouverait toute entière sous le contrôle de Damas. Pour Assad, ce ne serait pas la victoire totale, mais ce serait un pas très important dans cette direction.