DÉCRYPTAGE – En Arménie, en Biélorussie, en Moldavie ou au Kirghizstan, Vladimir Poutine s’efforce de composer avec une réalité mouvante.
Pourquoi le Kremlin a-t-il lâché son allié arménien?
La Russie n’abandonne jamais ses alliés. Même quand ils franchissent les lignes rouges. C’est le message qu’a toujours répété Vladimir Poutine pour justifier, par exemple, son soutien indéfectible au président syrien Bachar el-Assad, malgré tous ses excès. Cette fidélité est même, selon lui, l’une des forces d’attraction du régime russe sur la scène internationale. Là où l’Occident peut changer de pied en fonction des circonstances, abandonner le Libyen Kadhafi ou lâcher ses alliés kurdes, le Kremlin, lui, manifeste une loyauté indéfectible envers ses amis politiques. Du moins était-ce le cas jusqu’en octobre 2020, quand l’Azerbaïdjan, aidé par la Turquie, a lancé une offensive militaire contre l’enclave du Haut-Karabakh, province peuplée d’Arméniens rattachée par Staline au territoire azéri en 1921 et conquise de force par Erevan au début des années 1990.
Depuis, Erevan compte sur la Russie, qui a une base militaire à Gyumri, pour veiller sur sa sécurité. Pour ne pas déplaire au Kremlin, l’Arménie a renoncé en 2013 à signer un accord d’association avec l’Union européenne. Elle a pourtant été lâchée par Vladimir Poutine, qui lui a imposé le 9 novembre une paix amère consacrant sa défaite et les conquêtes territoriales de l’Azerbaïdjan. Pourquoi? D’abord, parce que l’accord de défense signé entre les deux pays ne concernait pas le Haut-Karabakh. Ensuite, pour punir le premier ministre arménien Nikol Pachinian, arrivé au pouvoir à l’issue d’une «révolution de couleur» (terme utilisé en référence aux révolutions géorgienne et ukrainienne au début des années 2000) et jugé trop indépendant. «La lecture que veulent promouvoir les Russes dans la région, c’est qu’on ne gagne rien à faire des révolutions et à choisir la démocratie», explique le spécialiste Thorniké Gordadzé, professeur à Sciences Po. En tournant le dos à Moscou pour regarder vers l’ouest, les Géorgiens ont perdu l’Ossétie du Sud et l’Abkhazie, les Arméniens le Haut-Karabakh. Mais si les Russes n’ont pas bougé le petit doigt pour aider Erevan, c’est aussi, selon lui, «parce qu’ils ont été mis devant le fait accompli par les Azéris et les Turcs, qui ont bien choisi leur moment pour intervenir, mais sans provoquer ouvertement Moscou».
La Russie est-elle en retrait dans son proche étranger?
Pendant six semaines, avant d’orchestrer une sortie de crise épousant la réalité des fronts sur le terrain, la Russie a observé la guerre du Haut-Karabakh avec un silence inhabituel. De même, le Kremlin a accueilli avec une relative indifférence l’élection d’une présidente pro-occidentale en Moldavie, Maia Sandu, le 16 novembre 2020. Prudence identique vis-à-vis de la révolte populaire qui secoue la Biélorussie depuis l’élection présidentielle truquée du 9 août 2020. Vladimir Poutine a soumis Alexandre Loukachenko en envoyant des «siloviki», des membres des structures de force, soutenir son appareil d’État. Mais sans le débarrasser de son opposition. L’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC), une alliance militaire créée en 2002 à l’initiative de Moscou pour combler le vide laissé par la dissolution du pacte de Varsovie et être le pendant oriental de l’Otan, assiste sans bouger aux crises qui secouent l’ancien espace soviétique. Elle n’est pas intervenue en Biélorussie, ni dans le conflit du Haut-Karabakh, ni dans le chaos politique qui secoue le Kirghizstan depuis les élections législatives d’octobre.
En 2018 déjà, la Russie s’était abstenue d’agir pendant la «révolution de velours» arménienne, qui avait abattu un régime corrompu et discrédité. «Le Kremlin a retenu la leçon d’Ukraine, où son intervention militaire a été contre-productive puisque la grande majorité de la population, y compris celle qui était favorable aux Russes, s’est retournée contre lui. Vladimir Poutine en a tiré les enseignements. Il tente désormais de gérer les choses de façon plus intelligente», explique Thorniké Gordadzé. Six ans après l’annexion de la Crimée et la guerre au Donbass, les Ukrainiens veulent toujours rentrer dans Otan et se rapprocher de l’UE. Si Moscou retient ses coups, c’est aussi par manque de moyens. Engagée en Syrie, en Libye, en Afrique, la Russie est contrainte à des choix budgétaires. «En 2015, le Kremlin était bien plus agressif. Depuis deux ans, l’approche est plus douce. La politique étrangère de la Russie dans son proche entourage est moins tranchée, plus retenue. Comme si la capacité et la volonté de Moscou à maintenir ses prétentions impériales s’érodaient», analyse un diplomate. L’objectif principal de Vladimir Poutine, rétablir la position de la Russie sur la scène internationale, a été atteint. Le président russe peine-t-il à trouver d’autres ambitions?
La concurrence des nouveaux acteurs nuit-elle à la Russie?
Défié par l’arrivée de nouveaux leaders pro-occidentaux dans son proche étranger, comme en Ukraine, en Moldavie ou en Arménie, le Kremlin est aussi concurrencé par l’avancée des puissances autoritaires dans son arrière-cour. La Chine, qui pousse son influence en Asie centrale, mais avec qui Moscou entretient une alliance informelle. Et la Turquie, qui, avec le conflit du Haut-Karabakh, a mis un pied armé, des drones, des bombardiers F-16 et des mercenaires syriens dans le Caucase, provoquant l’hégémonie régionale russe. L’Azerbaïdjan sait qu’il doit son triomphe militaire à la Turquie, qui, à peu de frais, a scellé son empreinte dans la région. En acceptant l’entrée des Turcs dans sa zone d’influence, la Russie a-t-elle fait entrer le loup dans la bergerie? «Malgré leur rivalité de coopération, Erdogan et Poutine se comprennent. Ils parlent le même langage et réussissent pour l’instant à trouver des compromis. La Turquie est davantage un problème pour l’Occident qu’elle ne l’est pour la Russie», juge Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur à l’Institut Thomas-More, auteur d’un excellent livre sur la Russie (1).
Alliés de Moscou dans leur combat commun contre l’Occident, la Chine et la Turquie sont en concurrence avec la Russie quand il s’agit de défendre leurs intérêts dans l’immense Eurasie. Mais l’équilibre est pour l’instant préservé. Alors que l’Occident, qui compte encore en Ukraine et beaucoup bien sûr dans les pays Baltes, a perdu des leviers d’influence ailleurs. «Les Occidentaux n’ont joué aucune des cartes qu’ils avaient en main. Ils n’ont pas l’ambition de soutenir les forces démocratiques qui émergent dans la plupart des pays», regrette une source diplomatique. Elle espère qu’un vent nouveau soufflera après le 20 janvier à Washington, avec le départ de Donald Trump, qui fut l’allié objectif de Vladimir Poutine. Quant à la France, qui copréside avec la Russie et les États-Unis le groupe de Minsk, chargé de trouver une solution au conflit du Haut-Karabakh, elle s’est laissée surprendre par l’offensive de l’Azerbaïdjan et s’est aliénée les deux parties au conflit. L’Arménie, déçue de ne pas avoir été soutenue par un pays ami ; l’Azerbaïdjan, car elle a dénoncé son offensive. Pour protester contre le vote par le Sénat d’un texte réclamant la «reconnaissance» de la région séparatiste, le Parlement azéri a demandé l’exclusion de la France du groupe de Minsk.
Vladimir Poutine, tacticien ou stratège?
Les observateurs de la scène politique russe ont coutume de dire que Vladimir Poutine est un remarquable tacticien, capable d’exploiter toutes les opportunités qui s’offrent à lui, mais un piètre stratège. Il a pourtant réussi à réimposer la Russie comme un acteur géopolitique important, qui compte sur la scène internationale et pèse dans le règlement des crises. «Le président russe a une vision géopolitique précise, une stratégie de longue haleine. Il ne se précipite pas toujours mais manœuvre et joue sur les différents tableaux, diplomatique, militaire, économique… Quand il juge que le moment n’est pas propice, il n’intervient pas», explique Jean-Sylvestre Mongrenier. L’attitude retenue de Vladimir Poutine dans le conflit du Haut-Karabakh a apporté beaucoup à la Russie, qui a repris pied dans la région grâce au déploiement des troupes russes (une première depuis l’indépendance de l’Azerbaïdjan). Elles doivent veiller au cessez-le-feu et sont sans doute vouées à rester longtemps.
L’accord de cessez-le-feu imposé à l’Arménie a permis au Kremlin et à ses agences de sécurité comme le FSB – l’ancien KGB – de reprendre les rênes du conflit tout en se présentant sur la scène internationale comme un pays médiateur. En Biélorussie, Vladimir Poutine, qui veut avant tout garantir l’orientation prorusse du pays, attend que le président Loukachenko lui cède davantage de gages et de souveraineté. «Vladimir Poutine joue sur le temps. C’est un dirigeant de la vieille école. Alors que les démocraties occidentales sont prises par le temps court et la société du spectacle, lui mène des actions en profondeur», résume Jean-Sylvestre Mongrenier.
(1) «Le Monde vu de Moscou. Géopolitique de la Russie et de l’Eurasie postsoviétique» (PUF, 2020).